Plonger le regard dans l’œil du Québec
Figure emblématique de la géographie du Québec, le réservoir Manicouagan offre le terrain de jeu idéal pour une expédition hivernale de plusieurs jours ainsi que l’occasion d’une réflexion sur le territoire nordique. Notre collaborateur s’est prêté à l’une et à l’autre.
Je cherchais une destination pour un entrainement de ski en vue de projets d’expédition, et le réservoir Manicouagan s’était rapidement imposé. À quelque 300 km au nord de Baie-Comeau, l’endroit est aisément accessible en véhicule depuis l’estuaire du Saint-Laurent, en empruntant la route 389. Ses eaux, normalement gelées à partir de janvier, circonscrivent l’immense île René-Levasseur, dont la superficie de 2020 km² surpasse de quatre fois celle de Montréal. On peut skier sur cette étendue d’eau gelée près de 200 km sans jamais avoir l’impression de revenir sur ses pas.
C’est ainsi que, au début du mois de mars 2022, je descendais maladroitement la petite côte qui sépare la Station Uapishka – du nom en innu-aimun du massif des Groulx situé à proximité – de la rive est du réservoir. J’étais aussi avide de tester mes techniques d’expédition hivernale que de m’offrir le luxe de tourner en rond pendant deux semaines.
S’imprégner du froid
Il y a 214 millions d’années s’abattait en ce lieu une météorite de 5 km de diamètre, engendrant le quatrième plus important impact du genre sur la planète. Les ancêtres des Innus sont les premiers à avoir contemplé le sommet du mont Babel, qui culmine en son centre, à 952 m d’altitude. Ils ont transhumé dans la région pendant 4000 ou 5000 ans avant qu’on ne jugule la rivière Manikuakanishtiku dans les années 1970 afin de créer le réservoir qui alimente aujourd’hui les turbines de la centrale Manic-5. C’est l’inondation de la vallée qui a révélé la forme annulaire du cratère qu’on nomme couramment l’œil du Québec.
Je disposais de 14 jours de nourriture et de carburant en vue de parcourir l’itinéraire glacé estimé à 185 km, en supposant que je resterais au centre de l’anneau que forme le réservoir. Il n’était pas exclu que je bifurque à l’occasion vers une des nombreuses baies de l’île afin d’y bivouaquer à l’abri du vent. Celui-ci n’a pas manqué de m’accueillir de plein fouet par un cinglant –26 °C dès la première journée. J’envisageais de venir ici pour « skier », mais je me suis rapidement retrouvé à « marcher avec des skis ». Avec une pulka (« traîneau » en suédois) chargée et pesant près de 68 kg, ma démarche avait moins à voir avec celle, gracieuse, du fondeur que celle, lourdaude, du raquetteur.
La Station Uapishka était toujours en vue que la peau d’ascension en nylon de mon ski droit décollait – les demi-peaux munies de crochets ont graduellement remplacé le fart et les écailles dans la poche de fartage du fondeur contemporain. J’ai déglacé la peau récalcitrante à mains nues en grimaçant sous mon masque en néoprène avant de reprendre la progression vers le nord. Afin de diminuer l’effet des vents dominants, j’avais opté pour le sens antihoraire. J’espérais secrètement que ce choix atténuerait encore davantage l’impression du temps qui passe.
Et à ce titre, j’ai été bien servi : peu de sports présentent moins de distractions que le ski-pulka. Un paysage aperçu au matin est parfois encore visible le soir malgré l’éreintant effort de la journée. Cela n’a pourtant rien d’ennuyeux pour qui sait se montrer attentif aux détails révélés dans l’intervalle. Peter Handke, dans La leçon de la Sainte-Victoire, a ainsi vu le puissant intérêt de contempler le même sujet d’un angle différent pendant des mois.
L’immense perspective du réservoir, dont l’anneau à lui seul atteint jusqu’à 10 km de largeur, peut également être trompeuse. Au deuxième soir, j’ai poursuivi jusqu’à la tombée de la nuit une île qui ne semblait plus qu’à 500 m de moi. Une fois dans la tente, mon GPS a confirmé mon étourderie : le lieu convoité était encore à un bon 2 km de distance.
Partir ou bien rester
Au quatrième jour vint la musique. Fort incommodément, mon téléphone ne voulait plus me laisser jouer un seul morceau depuis le départ. Pour la première fois de ma vie, tapocher compulsivement mon pavé tactile a miraculeusement réglé un problème logiciel : l’album Le Dôme de Jean Leloup – étrangement ça, et rien d’autre – est apparu comme par magie à la énième tentative. « Devrais-je partir ou bien rester » résonnait bien singulièrement dans les petits haut-parleurs de mon téléphone.
Les jours ont passé. Je me suis adapté à la diète ultrariche composée de 6000 calories que commandent les expéditions hivernales. L’équipement tenait ses promesses. J’avais cumulé assez d’avance sur mon horaire pour me permettre la sieste en milieu de journée, nonchalamment étendu sur ma pulka. Je me questionnais : la planification rigoureuse éteint-elle l’esprit d’aventure ? À peu près au même moment que moi, un duo de Français particulièrement actif sur les médias sociaux réalisait la même expédition accompagnée d’un caméraman. À lire le contenu de leurs publications, on les aurait crus en voie de perdition en zone polaire alors que le Manicouagan est bien modestement situé au-dessus du 50e parallèle. Je le confirme : la meute de loups au nord de l’île René-Levasseur n’a pas le comportement sanguinaire des bêtes de contes médiévaux et les glaces d’eau douce du lac ne menaçaient pas de céder en plein mois de mars. Il y avait pourtant un autre récit à livrer en s’inspirant de la texture sans cesse changeante de la neige, des miraculeuses éclaircies lumineuses de fin de journée ou du tracé sinusoïdal d’une crête de compression. Parfois, profiter du simple fait d’être là suffit amplement.
En maintenant une moyenne de près de 25 km par jour, j’ai largement devancé mon horaire. À la fin du septième jour, on devinait l’emplacement de la Station Uapishka à une quinzaine de kilomètres. J’ai laissé ma tente et mon matériel sur place afin de skier allège pendant une journée dans la grande baie Memory, où j’ai croisé des travailleurs en motoneige qui s’affairaient, pour le compte d’Hydro-Québec, à démonter des camps situés trop près des berges. L’entreprise prévoit en effet rehausser de quelques mètres le niveau du réservoir. La vaste nappe d’eau va engloutir un peu plus de souvenirs alors que git déjà sous elle une partie de la forêt ancienne. Au cours des cinquante dernières années, l’humain a davantage transformé le paysage qu’il ne l’avait fait depuis la régression des glaciers. L’œil du Québec plonge son regard dans le nôtre et nous incite à revoir notre rapport au territoire nordique.
Mon amie Marie France est venue me retrouver le dernier soir. Les aurores boréales s’agitaient doucement au-dessus de nous alors qu’on devinait au loin les sommets arrondis des monts Groulx, ou Uapishka, nous rappelant que l’aventure est d’abord une rencontre avec l’altérité qui réside en soi et à l’extérieur de soi. « Devrais-je partir ou bien rester », disait la chanson. Je venais de circumnaviguer 213 km pour revenir au même point. Incroyablement, j’avais fait l’un et l’autre.
En bref
Une expédition de ski de fond de 213 km en 9 jours sur le réservoir Manicouagan et dans la baie Memory.
Attrait majeur
La vue spectaculaire du mont Babel à partir du fond de la baie Memory.
Coup de cœur
Le départ de la Station Uapishka, et l’arrivée au même endroit.