Vous avez dit « technomaniaque »?


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L’utilisation de hautes technologies en plein air modifie-t-elle notre rapport à la nature?

Dans un refuge des Adirondacks, une randonneuse sort son iPad. Elle écoute plusieurs fois le chant d’un oiseau pour l’identifier. Elle a téléchargé l’application iBird, à 29,99 $. Fantastique! diront certains. Madame découvre la nature comme il était encore impossible de le faire il y a un an. Irritant… diront les autres. Gazouillis du bruant ou sonnerie marimba, c’est du pareil au même: on randonne à 5 heures demain matin!

Super-apps
Remplaçant le sherpa, l’appareil mobile rassure le randonneur, indique les bons endroits pour dresser sa tente, informe sur la météo et identifie les champignons avec leurs noms latins. Super! Un Pleurotus ostreatus! Cerise sur le trail mix : il permet de prendre d’excellentes photos. Qui oserait s’en passer? Les appareils mobiles permettent même de communiquer nos exploits sur Twitter ou Facebook. Là, on s’entend, «c’est nice»!

Il existe aujourd’hui une gamme complète d’applications pour le plein air. Pierre-Luc Simard, vice-président aux technologies chez Mirego, un créateur d’applications, s’intéresse à ce marché encore jeune. Les applications qui retiennent son attention sont celles liées à la performance, comme Fitbit, qui calcule le nombre de pas, Nike+ ou encore, Trailhead, de North Face, qu’il considère très novatrices. «Ces entreprises ont compris l’importance des applications pour enrichir leurs marques, une tendance qui est appelée à se confirmer.» Pour lui, «le cœur du marché réside dans les applications accompagnatrices d’activités d’une journée, vu la courte durée de charge des piles».

L’argument massue pour faire entrer la technologie en plein air: attirer une nouvelle clientèle dans les parcs. «Bravo!» dit l’explorateur et conférencier Bernard Voyer, qui a toujours milité pour la démocratisation du plein air. Pour lui, on ne peut pas aller contre l’air du temps. «Ce serait comme dire non au Gore-Tex ou aux canots en polymère. Il faut plutôt éduquer les gens à l’utilisation intelligente des appareils mobiles.»

1200 mètres, 140 caractères
À l’Université du Québec à Montréal, le penseur Thomas Berryman met en doute la pertinence de ces plateformes virtuelles depuis 20 ans. «Tellement d’obstacles nous isolent du monde naturel. Devons-nous en ajouter d’autres?» Ses recherches démontrent qu’une attitude responsable envers l’environnement tient surtout à l’expérience directe avec la nature. Dans ce contexte, les technologies de pointe se posent en obstacle avec cette expérience «parce qu’elles s’interposent, un tant soit peu, dans le lien que nous établissons avec l’environnement».

Selon lui, l’argument qui consiste à dire que ces outils technologiques attirent une nouvelle génération de pleinairistes ne tient pas. «Mieux vaut se concentrer sur la préservation de parcelles de nature sauvage que dépenser de l’argent dans ces instruments», croit-il. Malgré les transformations sociales, «ce qui ne change pas, c’est ce qui compte vraiment: l’expérience unique et toujours intime qu’on vit quand on exerce une activité en milieu naturel».

D’accord. Reste que le public, lui, en redemande! Chez nos voisins du Sud, les pressions du public ont déjà incité les parcs nationaux américains à offrir Internet dans les centres de visiteurs, le long des routes principales et aux intersections des grands sentiers. Une mesure qui ne fait pas consensus: une association d’employés des parcs se dit inquiète. Elle s’oppose au projet et parle de «disneyfication» des espaces naturels. L’appareil mobile aurait le potentiel de nous éloigner de l’expérience sensorielle si fondamentale aux activités de plein air.
Parcs Canada, lui, compte fournir le Wi-Fi dans les principales aires de camping. Ed Jager, responsable de l’expérience des visiteurs, n’y voit pas de problèmes malgré son souci de maintenir la qualité de l’expérience en pleine nature. «À l’époque, on nous demandait les journaux, raconte-t-il. Aujourd’hui, c’est le Wi-Fi.» S’il est possible de le rendre disponible dans les principales aires de camping, «il est hors de question de le fournir en région sauvage», affirme-t-il. Même son de cloche chez sa collègue Tamara Tarasoff, spécialiste des nouveaux médias, qui ne considère pas que la technologie soit un problème: «Tout dépend de l’utilisation qu’on en fait.»

Une utilisation qui peut être très ludique. Avec sa famille, Annie-Catherine Parent a fait l’essai d’Explora en juin 2013, au parc national de la Mauricie. Explora est un dispositif portable équipé d’un GPS qui indique des points d’intérêt sur un parcours. Son contenu est varié: vidéos, sons, photos et jeux-questionnaires. Ce que les enfants ont préféré: l’initiation aux empreintes d’animaux. Selon la randonneuse, ce guide de randonnée numérique «a offert une expérience nouvelle aux enfants et une motivation supplémentaire pour les faire avancer. Ça remplace bien les Smarties».

On peut effectivement croire que les nouvelles technologies ont le potentiel d’attirer une génération qui s’est détachée de la nature ou qui n’y a jamais mis les pieds. «On parle des jeunes de 10 à 20 ans, mais pas seulement, dit Pierre Gaudreault, directeur général d’Aventure Écotourisme Québec (AEQ). Elles peuvent convertir aussi les utilisateurs d’appareils mobiles en général.» Celui-ci considère non seulement que la technologie au service du plein air «démocratise l’accès aux grands espaces naturels», mais qu’elle peut sauver des vies dans certains cas, un élément non négligeable. Pour ce qui est des applications, ce sont des bonbons pour les grands: loin d’être essentielles, elles sont «d’excellentes sources de motivation».

Désintox techno
Éric Beauchemin, directeur général de l’Association des camps du Québec, croit qu’il est bon de se détacher des appareils mobiles: « C’est l’objectif d’une expérience authentique dans un camp d’été traditionnel», rappelle-t-il. Gabriel Bigaouette, des Camps Odyssée, est également confronté à la question. Mais celui-ci tempère: «Autant Minogami est un camp “d’aventure” pour lequel nous cherchons à garder l’expérience nature la plus “pure” possible, autant Trois-Saumons, plus didactique, pourrait profiter des nouvelles technologies pour faire vivre une expérience unique à la clientèle.» Pour Gabriel Bigaouette, «une porte est ouverte».

C’est tout le contraire au Camp Nominingue, où Grant McKenna tranche: «Chez nous, on refuse l’utilisation de ces technologies.» Après 28 ans au camp comme campeur, moniteur puis directeur, Grant McKenna souhaite que Nominingue soit un antidote au déficit nature des jeunes. «Le camp est une des rares occasions pour l’enfant d’établir le contact intime avec la nature, ce qui a des effets bénéfiques pour sa santé à court et à long terme.» En parlant de ses souvenirs d’été au camp, il souligne que les plus ardents sont ceux associés aux sens, loin de l’écran cathodique, comme «le soleil à travers la brume matinale ou le son de l’aviron qui perce la surface d’un lac».

Plus haut, plus loin, plus vite
Qu’en est-il côté performance? Greg Wells, expert en physiologie de l’exercice à l’Université de Toronto, s’intéresse aux caractéristiques physiologiques des athlètes de haut niveau. «Si un nombre croissant d’études concluent que la performance physiologique est plus soutenue en milieu naturel, on remarque aussi l’influence positive du “vert” sur la capacité de concentration.» Marcher ou courir sur un terrain irrégulier exige que l’esprit soit en symbiose avec le corps. «Pour y parvenir, il faut limiter les distractions provoquées par l’appareil mobile.» Les limiter sans les soustraire totalement dans certains cas: en athlète d’Ironman qu’il est, Greg Wells concède qu’elles peuvent parfois encourager à pousser l’effort encore plus loin et se dit impatient de découvrir les technologies de demain. «En attendant, offrez-vous le luxe de vous centrer sur l’expérience, une respiration à la fois», conseille-t-il.

L’essor massif de ces outils dans nos vies a des répercussions logiques dans toutes ces sphères, y compris nos loisirs en plein air. Il nous appartient désormais d’établir une éthique personnelle quant à l’utilisation de ces appareils. Mais même sous haute protection technologique, il faudra toujours s’incliner devant le terrain. Et ne pas trébucher dans les pixels quand on gravit une montagne. •