Pêcheuse devant l’Éternel
On dit souvent que la pratique de la pêche à la mouche peut virer à l’obsession. Qu’il n’y a rien, ou presque, qui vaille l’intensité de ces moments passés à attendre, le corps aux aguets, que le poisson veuille bien happer le leurre et consentir à se laisser attraper. Pour ma part, les quelques expériences de pêche en rivière que j’ai vécues n’étaient que prétextes à me fondre dans le décor. Mais j’ai toujours fini par me prendre au jeu : les jambes immergées dans l’eau, le regard pointé vers la ligne en surface, toute l’attention dirigée vers un petit point vacillant au gré des remous… Qui, du pêcheur ou du poisson, est le plus hypnotisé par le frémissement de l’hameçon caché sous l’éclat d’un insecte de pacotille?
Que le poisson morde ou non, je n’en fais pas une affaire d’État. Bien sûr, quand on lance une ligne à l’eau, c’est avec l’espoir d’en retirer le gros lot – une truite de belle taille, préférablement. Mais c’est dans l’osmose avec la rivière et avec toute cette nature opulente qui lui sert de décor que je trouve, personnellement, la meilleure des récompenses.
Plus qu’un loisir, une culture
Mais aujourd’hui, c’est du sérieux. Je suis à Wilmington, à quelques kilomètres à peine de Whiteface, dans les Adirondacks (État de New York), la mecque de la pêche à la mouche dans cette partie des États-Unis. Toute la communauté locale ne vit que pour l’effervescence de ces quelques semaines estivales durant lesquelles la truite mouchetée frétille dans les rapides de la rivière Ausable (West Branch). Partout on échange ses premières impressions sur ce que sera la saison : une année de grandes prises ou de piètres remises à l’eau. Car, sur une portion d’environ 11 km, en amont de la municipalité, nous sommes dans l’univers protégé du catch and release, un règlement selon lequel le pêcheur doit remettre systématiquement à l’eau tout ce qu’il en prélève, protection de l’espèce oblige. Le découpage du territoire de pêche a nécessité de longues années de travail et provoqué pas mal de débats houleux dans la communauté, mais ce tronçon est sous haute protection depuis 1994.
«À quoi bon lancer sa ligne à l’eau?» s’étonneront les pêcheurs du dimanche. «Pour le thrill de capturer le plus gros poisson jamais vu dans la région», répondront les pros du lancer fouetté. Le temps d’une photo souvenir, et le poisson retrouve son élément aussi sec.
Mais que les fines gueules se rassurent : sur quelque 32 km plus bas, le poisson n’aura pas autant de chance! Le pêcheur pourra garder sa prise, à condition de détenir un permis en bonne et due forme. Pas difficile de l’obtenir, ici; toutes les boutiques ou presque, y compris le Walmart de Plattsburgh, vous délivrent le New York Recreational Fishing Licence en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Et le prix est loin d’être prohibitif : 70 $ US par année. Gare aux contrevenants: si vous ne pouvez montrer votre permis – ou que vous conservez vos prises malgré le règlement –, on vous confisque aussitôt votre canne à pêche et votre véhicule, autant dire le minimum vital. En prime, on vous facture 300 $ pour le dérangement.
Heureusement, nous sommes ici en de bonnes mains: celles de Nancy Murphy, une guide de pêche aussi sémillante qu’une truite arc-en-ciel, et qui doit sa passion de la pêche à une histoire d’amour. Voilà 14 ans, elle suit son amoureux jusqu’à Lake Placid, découvre ce loisir, suit une formation, devient guide de pêche et perfectionne sa technique durant ses temps libres, notamment au cours d’un voyage de pe^che à l’omble de l’Arctique. «Mon histoire d’amour n’a pas survécu, mais ma passion pour la pêche à la mouche, oui!» résume Nancy dans un éclat de rire. Employée du Hungry Trout Resort – qui est à la fois auberge, boutique, restaurant et qui offre aussi les services de guides de pêche –, Nancy initie les néophytes et conduit les maniaques dans les fosses fécondes de sa connaissance.
«Souple, le poignet…», dit-elle durant nos exercices préparatoires sur la pelouse, devant le Fly Shop. À voir les guides répéter inlassablement le même geste ample du bras, suivi du déroulement de la ligne, puis du rembobinage du moulinet, la technique paraît simple. Qu’en sera-t-il au bord de la rivière?
Le poisson, le pêcheur et la rivière
Au bord de la rivière, c’est une tout autre affaire. Ne serait-ce que pour atteindre la fosse en marchant sur le fond rocheux glissant, au cœur des rapides… Rien de mieux pour s’immerger dans le vif du sujet! La combinaison intégrale et les bottillons isothermes rendent toutefois la chose très confortable. Mais il faut ensuite trouver un certain équilibre pour fixer l’hameçon à l’extrémité de la soie, puis répéter la technique du lancer dans des conditions instables. Idéalement, par une légère rotation du poignet, on parvient à faire danser la soie de l’arrière vers l’avant dans un mouvement gracieux et aérien. Le leurre imite alors à la perfection le vol tournoyant d’un petit insecte ailé. Dans le pire des cas, l’hameçon immergé finit par s’accrocher à une souche au fond de l’eau, et il faut déployer toute une technique pour le récupérer sans l’abandonner à la rivière en rompant la ligne! Un petit coup sec habilement dosé suffit parfois. Mais pas toujours.
Lancer inlassablement la ligne et observer le déplacement du bouchon dans l’eau vive, sentir son mouvement imperceptible au gré des flots, distinguer la tension normale de la ligne de la pression franche et verticale qui annoncerait qu’un poisson a mordu à l’hameçon: toute cette attention portée aux moindres détails finit par vous mettre le cerveau en apesanteur et entraîne votre corps dans une suite de postures yogiques. Les heures s’égrènent sans que rien ne vienne troubler cet équilibre fusionnel entre le poisson, le pêcheur et la rivière. Une attente qui se prolonge, et qui finit par prendre l’allure d’une expérience métaphysique, contenue dans une simple équation analogique: si le poisson, à l’instar du sommet d’une montagne, est le cadeau, alors l’attente est le chemin pour s’y rendre. Poisson, pêcheur et rivière finissent par former un tout harmonieux : la rivière nourrissant le poisson qui nourrit le pêcheur. Et c’est à ce moment-là que ça vous tombe dessus au détour de vos pensées et que ça devient peu à peu une idée fixe : comment vais-je apprêter ma truite au souper?
REPÈRES
L’auberge et restaurant The Hungry Trout, sur la route 86, offre des forfaits de pêche à la mouche durant la saison estivale. Un forfait de 2 nuits comprenant soupers et petits-déjeuners, ainsi qu’une journée de pêche, coûte environ 300 $. Info : 518 946-2217 ou 1 800 766-9137; www.hungrytrout.com
Renseignements sur les sites de pêche de la région du mont Whiteface : 1 888 944-8332 ou www.ausableflyfishing.com ou www.flyfishausableriver.com.
Information touristique : www.lakeplacid.com