Tranches de bacon dans le Grand Canyon

5h30. Pas besoin d’alarme, la faim m’a réveillée; ça fait presque 10 heures que je dors. Une vraie marmotte. Je tâtonne dans la noirceur de ma tente deux-places pour trouver ma frontale. Je m’extirpe douloureusement de mon slipping, fait frette. Pas question de trainer au «lit» : je suis de corvée petit-déjeuner… Au menu : œufs bacon pour 16 pagayeurs d’eau vive à l’appétit féroce.

Sitôt dehors, l’ombre m’absorbe tout rond. Mes yeux dessinent l’ombre du relief acéré des falaises, devinent les contours, imaginent les textures. Mes tympans vibrent au diapason de Lava Falls, un rapide de classe 9 qui hurle sa fureur à la sortie de notre campement, et qui marque notre première étape du jour. Au cours des journées passées dans cet environnement minéral, semi-désertique et vaguement hostile, chacun de nous est devenu pierre angulaire du Grand Canyon, circonvolution rocheuse et goute d’eau du Colorado.

Cuisine mobile. Les tranches de bacon grésillent dans une marre d’huile. Ça commence à sentir l’acide gras saturé et le mauvais cholestérol. Assez pour offusquer un fonctionnaire zélé de Santé Canada. Mais un pagayeur qui a faim, et qui s’apprête à risquer la nage forcée dans des remous glacés et tonitruants, n’a que faire du Guide alimentaire canadien. Tout ce qu’il a en tête, c’est d’avoir assez d’énergie pour trouver la veine. La veine qui lui permettra de se frayer un chemin dans un monstrueux chaos de déferlantes, de trous et de blocs immergés.

Dans deux heures tout au plus, nous la trouverons, cette veine, à bord de nos rafts, nos home flottants et mobiles, 18 pieds de polymère qui résiste à toutes les intimidations : vagues de 10 pieds, rouleaux compressifs et roches abrasives. Au fil de 25 jours passés à joindre les deux bouts du Grand Canyon National Park, de Lee’s Ferry à Diamond Creek, 225 miles plus loin, nous les soumettrons à l’épreuve des éléments. Nous déjouerons ensemble les pièges d’une route de traverse insoumise par nature, imprévisible par conséquent.

Mais avant ça, chacun de nous s’enverra deux bonnes tranches de lard salé, croustillant et graisseux, avec l’avidité d’un condamné exauçant ses dernières volontés.

Quant au passage du R9, je vous le raconterai, celui-là et les autres innombrables qui se sont dressés sur notre route fluviale, dès le printemps prochain. C’est Pascal Girard, alias Un prof dans l’bois, instigateur de cette expédition d’envergure, qui signera les photos, et la vidéo, de cette aventure exceptionnelle. À suivre…