Ce qui se trame sous nos pieds

Plantons d’abord le décor : un sentier forestier un matin d’octobre, quelque part sur une colline arrondie du Bouclier canadien, dans l’air frais, cristallin, de l’érablière laurentienne si chère au frère Marie-Victorin.

Sous les pas du randonneur, les feuilles mortes froissées, parées de teintes de rouge, de jaune, de pourpre, d’aubergine ou de café, crissent à chaque enjambée. Elles forment déjà des amoncellements ici et là et continueront de s’accumuler tout l’automne pour s’étaler en un épais tapis de plusieurs centimètres d’ici aux grandes gelées, aux premières neiges.

Et le randonneur de se mettre à imaginer toute cette vie qui foisonne sous ses pieds. À l’instar de l’océan, où les espèces vivantes se concentrent dans les premiers mètres sous la surface de l’eau, la majorité des bactéries, des virus et des animaux forestiers vivent dans la rhizosphère, soit la portion du sol au voisinage des racines des plantes et des arbres. Dans la forêt, c’est entre 0 et 25 cm de profondeur que la diversité de la vie atteint son apogée. Dans le sol, et non pas au-dessus de lui.

Selon la taille des espèces, on classe la faune du sol – qu’on appelle aussi pédofaune – en trois groupes : la macrofaune (soit les espèces de plus de 1 cm de longueur), la mésofaune (de 0,2 mm à 1 cm) et la microfaune (moins de 0,2 mm).

La macrofaune comprend les escargots, les limaces, les centipèdes, les araignées, les vers de terre et quelques mammifères vertébrés (musaraignes, taupes, campagnols, tamias). Tous ces animaux circulent en laissant derrière eux des galeries et des débris, en remuant la terre, en broyant la matière organique en multiples fractions et en mélangeant les particules minérales.

Fourmis, vers nématodes (des vers ronds de 0,5 à 3 mm), collemboles (minuscules invertébrés de 0,5 à 2 mm, plus anciens que les insectes dans l’ordre d’apparition des espèces sur Terre) et acariens font quant à eux partie de la mésofaune. Leurs modes de vie participent aussi à la décomposition de la matière organique et à la fertilisation afin d’enrichir le sol. Certains se nourrissent de débris de matière végétale, d’autres d’excréments d’autres animaux, et d’autres de champignons.

Les abondants microorganismes formant la microfaune (protozoaires, bactéries, virus, etc.) recyclent également les éléments nutritifs. Plusieurs sont en symbiose avec les champignons, les plantes et les animaux. Ils ont établi des partenariats avec grand succès et instauré des collaborations avec des dizaines d’autres espèces. Voyez plutôt : la population de bactéries d’un simple échantillon de sol forestier de 100 g peut atteindre 1000 milliards d’individus.

Toutes ces espèces, par leur travail incessant, taillent en pièces le sol de la forêt, transportent et s’échangent, 365 jours par année, des biens et des services. Dans la plus grande discrétion. À l’abri de nos regards.

C’est ainsi que notre randonneur, plusieurs mois plus tard, marchant de nouveau dans ce même sentier, dans cette même forêt, sur cette même colline arrondie du Bouclier canadien, mais avant la chute de nouvelles feuilles mortes, réalisera qu’il ne reste rien des feuilles de l’année précédente sur le parterre, toute cette matière organique ayant été décomposée, transformée en humus, réutilisée, recyclée dans l’écosystème. C’est de cette manière que se maintient la communauté vivante de la forêt, depuis des millénaires. Cycle perpétuel des saisons dans l’érablière laurentienne.

Tant qu’on trouvera suffisamment de ces riches parterres forestiers pour assurer la suite du monde sur le Bouclier canadien, le frère Marie-Victorin pourra dormir en paix. Et nous aussi.

Michel Leboeuf est écrivain et biologiste.