Marcher au cœur de soi Entre Ottawa et Montréal


Montréal – Ottawa : 1 h 59 min

Train 37 de VIA Rail, départ à 16 h 47. Deux, trois pensées diffuses, quelques pages de magazine avalées entre deux gorgées d’eau, un regard oblique vers mon voisin de gauche – pas jasant. Je retourne à mon magazine tandis que le paysage défile à toute allure dans l’encadrement de la fenêtre. À 18 h 46, le train entre en gare à Ottawa; me voilà à destination. Fin de l’histoire.

Ottawa – Montréal : 12 jours
Parvis de la basilique-cathédrale Notre-Dame d’Ottawa. Un petit matin pluvieux qui semble vouloir virer à l’averse. J’ai revêtu l’habit du pèlerin : un long poncho qui me couvre jusqu’aux pieds, sac à dos compris, et un bâton dans chaque main. Un touriste descend de son autobus pour me photographier. Me voilà classée au rang des «excentriques» qu’on croise en se demandant «C’est qui, ça?».

Des regards interrogateurs du genre, j’en attraperai à la volée un certain nombre durant les 12 jours que je mettrai à relier Montréal depuis Ottawa… à pied. Surtout lorsque ma traversée me forcera à emprunter des chemins aussi improbables que l’accotement de voies rapides en banlieue nord de Montréal! Mais voilà que je brûle les étapes… nous n’en sommes pas encore là.

Nous sommes dans la capitale nationale, plus précisément sur la promenade Sussex avec son chapelet d’ambassades, de ministères et de résidences sous haute protection – dont celles du premier ministre et du gouverneur général. Pour cette première journée, je chemine avec Rodolphe Latreille, l’instigateur du Chemin des Outaouais. Un pèlerinage que celui-ci a conçu sur le modèle de Saint-Jacques-de-Compostelle.

«Le Chemin des Outaouais est un itinéraire de 230 km répartis sur toutes sortes de terrains – rues, rangs, pistes cyclables, ponts, voies rapides – depuis la cathédrale Notre-Dame d’Ottawa jusqu’à l’oratoire Saint-Joseph, à Montréal», m’explique ce passionné de marche, retraité de la GRC. Ce pèlerinage, il l’a fait plusieurs fois, «chaque fois une expérience différente, mais toujours magnifique», dit-il.

Les pèlerinages, Rodolphe Latreille les collectionne comme d’autres cumulent les sommets de montagnes : Compostelle, côtés français et espagnol, le Chemin d’Alsace, celui du Puy-en-Velay et, surtout, le pèlerinage reliant Gaspé à Sainte-Anne-de-Beaupré, en 30 jours. Ce marcheur infatigable a usé ses bottes sur la terre ou l’asphalte de bien des chemins de fortune. On sent bien, à son pas lent et sûr, que la finalité de cette longue marche n’a pas grand-chose à voir avec le bout de la route…

Les premiers pas qui comptent
C’est littéralement trempée jusqu’aux os que j’arrive à mon premier lieu d’hébergement – et pas des moindres. C’est là aussi, à la Résidence Saint-Louis, à Orléans, en Ontario, que Rodolphe reprend la route vers Ottawa, en autobus, pour me laisser «pèleriner» en solo, comme je le souhaitais. Drôle d’endroit pour ma première nuit; je la passe dans la salle Snoezelen de la résidence, une salle de thérapie pour personnes âgées souffrant de déficience cognitive*. Autrement dit, pour nos aînés flottant dans les limbes de la maladie d’Alzheimer.

Je m’installe dans un fauteuil enveloppant, allume des gerbes de lumières phosphorescentes dans le noir absolu, mets en marche le jardin d’eau sensoriel et son ruissellement zen. Et, tandis que mes bas pendent sur des séchoirs improvisés, j’expérimente la «détente du corps conjuguée à la stimulation des sens». Me voilà pénétrant doucement dans l’âme d’un pèlerin, prête à me laisser surprendre par le hasard de la route, ne portant sur moi que l’essentiel et confiant ma destinée à l’heureuse providence.

Marcher et penser
Les pèlerins ne peuvent entreprendre le Chemin des Outaouais qu’un mois durant l’été, pour éviter une trop longue saison et une surcharge de travail aux bénévoles qui les accueillent à chaque étape. Et le nombre de personnes qui prennent le départ chaque jour ne peut excéder six pèlerins, en raison de la faible capacité d’accueil. Moi, je marche hors du calendrier officiel, je suis un «pèlerin gâté» qu’on accueille en extra. Marcher en petits groupes aurait été une expérience tout autant stimulante, mais je tenais à l’entreprendre seule, à la façon des marcheurs solitaires d’un autre temps, laissant dans le silence la place qu’il faut à la pensée. Et marcher seule durant 12 jours, ça fait réfléchir! Parfois, au détour d’un rang bucolique, on se prend à espérer croiser le regard furtif d’un chevreuil, à admirer la pente d’un pré et ses ballots d’orge dorés.

Sur le coup des midis, on souhaite trouver une de ces haltes miraculeuses entre deux champs de blé pour y poser son sac et mordre dans un bon morceau de fromage, comme à la montée du Gore, juste avant Plaisance. Ou, comble du recueillement, on espère croiser un de ces petits cimetières de campagne, comme ce vieux cimetière écossais à la sortie de Masson, avec ses deux bancs providentiels. Il n’y a pas âme qui vive, mais quels paisibles compagnons pour une pause dîner!

Parfois, concentré jusqu’à l’obsession, on se mettrait à compter ses pas (et les kilomètres rigoureusement inscrits sur sa feuille de route) pour éviter de se perdre entre deux sentiers qui se ressemblent, comme dans l’arrière-pays de Montebello. Les premiers jours pluvieux ont amené avec eux une vague de chaleur étouffante, un bon 26 degrés humides, et mes 23 km au programme se sont rallongés d’une bonne dizaine à cause d’une méprise au croisement du rang Saint-Joseph Ouest. Je n’ai pas vu la petite flèche jaune – la signalisation du Chemin des Outaouais – et me voilà perdue sur un sentier qui ondule en 3D.

Heureux marcheur solitaire, qui suscite auprès des riverains la bienveillance sitôt la surprise passée; on vous remet dans le «droit chemin» en resituant votre position sur la carte, on remplit votre gourde, on vous proposerait même de vous reconduire au fameux croisement fautif! Qui sait si on n’irait pas jusqu’à porter votre sac?

Dans tant d’espace silencieux, on a bien du mal à empêcher le vagabondage des pensées diffuses, tout ce qui vous ramène à votre quotidien, votre «vraie vie» sédentaire et son lot de contraintes, de limites et de compromis. Projets, fantasmes, rêves… au rythme des pas, le présent se laisse parfois gagner par le parasitage des projections.

Marcher et sentir
Les jours s’égrènent et voilà que s’installe peu à peu le rythme de croisière pédestre : départ à la fraîche, tôt le matin, halte pour dîner, séchage de bas, soin des pieds, une routine qu’on finit par intégrer autour des besoins primaires. Et le lieu d’hébergement, qui marque la fin d’une autre journée de marche, n’est plus l’unique but à atteindre. On tente même de s’en distancier, prenant désormais tout le temps pour arriver à la prochaine étape.

Dans cette succession des jours, on réintègre peu à peu ce corps qu’on connaît si mal, d’abord par les petites douleurs qu’on décèle aux premiers signes. Les épaules raidies par le port du sac, un petit point sensible au genou, un léger frottement sous le pied, annonciateur d’une ampoule. Si l’espace mental occupe désormais toute la place de cette expérience, on sait intimement l’importance de bien traiter ce corps qui n’arrivera pas sans vous à destination… Alors, on ne prend pas ça à la légère, réajustant les courroies du sac, synchronisant sa respiration au rythme de la marche, exécutant les bons gestes aux premiers signes de frottement… On réapprend peu à peu à prendre soin de soi avec un dévouement d’infirmière.

Et puis, un matin, on est surpris d’entendre la mélodie de sa propre cadence, sur un chemin de gravelle. La sonorité liquide de l’eau dans la gourde qui tangue au rythme du corps, suivie par le son binaire des bottes sur le gravier, en alternance avec le claquement sec des bâtons de marche. Quelques grincements saccadés de courroie… Tout cela produit un étonnant tam-tam feutré. Et voilà que la nature s’en mêle : pépiement des volatiles, bruissement des arbres sous le vent, un clocher d’église au loin…

Sous sa longue cape, le marcheur solitaire est un drôle d’oiseau qui finit par trouver sa place au cœur d’un monde en mouvance. D’électron libre, il passe au petit point central d’un kaléidoscope.

Marcher et rencontrer
Dans ces rangs éloignés, la moindre rencontre vous marque. Que de regards étonnés j’aurai surpris chez un automobiliste, un cultivateur ou même un commerçant de campagne chez qui je me ravitaille ! Chez certains, la curiosité est à peine voilée, chez d’autres, elle est franche. «Où allez-vous? À Montréal? À pied? Pourquoi?» Et parfois, sur la route, on vous attend avec de l’eau fraîche et une salle de bain installée tout exprès pour les pèlerins.

C’est d’ailleurs au lieu d’hébergement, à la fin du jour, qu’on me réserve les plus belles surprises. Comme à Plaisance, au presbytère des Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus. Sœur Hélène, avec son sourire de 500 watts et ses petits yeux pétillants, m’accueille avec un café frais fait, des gâteaux secs et un brin de jasette. Depuis 45 ans, elle vit avec sœur Rolande dans une grande maison lumineuse, ouverte aux quatre vents. Ces deux enseignantes à la retraite coulent des jours paisibles en attendant de devoir partir quand la santé le commandera. En attendant, elles accueillent les pèlerins avec une hospitalité teintée d’admiration pour ceux qui se rendent jusqu’à l’oratoire Saint-Joseph, dans la métropole.

 Puis, aux portes de Laval, après avoir traversé le parc national d’Oka et ses pistes cyclables, j’entre dans une tout autre réalité. À Sainte-Marthe-sur-le-Lac, je tombe sur la petite gare du train express pour Montréal et son lot de voyageurs pressés. Il est 8 h du matin; je pourrais être chez moi en à peine une heure si je montais à bord. Je poursuis dans la rue du Bord-de-l’Eau et le Laval cossu des «maisons de rêve» en brique rose, avec deux ou trois voitures dans l’allée asphaltée, et direct les pieds dans l’eau. Là, le marcheur solitaire semble susciter plus de méfiance qu’autre chose. Je me sens décalée dans ce décor de banlieue où marcher est, en soi, si peu approprié. D’ailleurs, j’ai du mal à trouver un trottoir!

Et puis le décalage s’intensifie. Je parviens à un carrefour de voies rapides et emprunte le viaduc de l’autoroute 13 au-dessus des interminables chapelets d’automobiles. Je sais qu’au presbytère de la paroisse Saint-Maxime, on est averti de ma visite. Dans le sous-sol de l’église, sœur Mariette dirige les activités avec la poigne d’une directrice générale de PME.

Les détenus de la prison voisine viennent de quitter pour la nuit après avoir aidé à faire des colis pour les pauvres et des repas communautaires. Ici, à Chomedey, la solidarité sociale est une réalité de chaque jour et sœur Mariette y veille. Je suis là depuis 10 minutes et je l’entends parler créole avec un Haïtien (elle a passé plusieurs années en Haïti), régler mille et un détails pour la braderie qui doit avoir lieu le dimanche suivant dans le sous-sol, sans oublier de me servir une collation. Après ma longue solitude, je me sens étourdie dans cette «ruche bourdonnante».

Le soir, nouveau décalage : je prends le souper en compagnie d’une quarantaine de représentantes, vêtues de leur costume de la congrégation des Sœurs missionnaires. Me voilà au centre de l’attention générale; j’absorbe comme une éponge d’incroyables tranches de vie passées en Chine, au Japon, en Côte d’Ivoire… À apporter la bonne parole et, surtout, à participer à une action de terrain centrée autour des soins médicaux, de l’alphabétisation et de l’aide tous azimuts. L’une d’elles, toute menue avec un visage de geisha, me salue à la japonaise, mains jointes, légère inclinaison du torse. Je m’incline à mon tour.

Alors que toutes les sœurs s’évaporent pour les prières du soir, j’étire le souper en compagnie de sœur Mariette qui, décidément, me fascine de plus en plus. Elle me parle de sa longue expérience en Haïti, dénonce la mainmise des grandes puissances étrangères sur le pays, évoque longuement son action sociale avec les familles indigentes de Chomedey, m’entretient avec ferveur des jeunes qu’elle trouve «inspirants et porteurs d’espoir», et me dit, à propos des détenus, qu’«ils sont autre chose que la faute qu’ils ont commise; peut-on leur donner une chance?» Elle parle de prostitution, de sexe, de drogue, sans flafla.

Sœur Mariette concentre son action quotidienne dans un des quartiers les plus pauvres et multiethniques du Québec, sonne à la porte des politiciens, des banquiers et des Clubs Lions de tous genres pour remettre un peu d’équité dans ce monde désaccordé. Durant ces heures privilégiées, personne pour me tendre un missel ou pour mesurer l’étendue de ma foi religieuse. Nous sommes ici dans le réel, dans un monde mille fois plus pragmatique que bien des existences dorées.

Je sais que demain, parvenue à destination, à l’oratoire et son «bureau des pèlerins», on apposera un sceau final à mon carnet de route, attestant ainsi que j’ai complété le pèlerinage du Chemin des Outaouais. Mais ma récompense à moi, ce sera cette soirée passée dans un univers que je ne soupçonnais pas et qui donne tout son sens à mon aventure. Dans cette grande famille reconstituée et son rayonnement de vies offertes avec dénuement et sollicitude.

Quelques lieux et étapes dignes de mention

«Au jour 3, le chemin du Curé-Mougeot (rang 3) longe plusieurs fermes et on passe devant un cimetière où on peut s’abreuver et s’asseoir devant les vieilles pierres tombales.»
«Au jour 6, en sortant de Montebello, on peut parfois observer de grosses tortues dans la côte du Front. Plus loin, le traversier nous conduit à Lefaivre, un vieux village d’agriculteurs franco-ontariens. »
«Au jour 8, après le camping du parc Voyageur, on marche sur une route surélevée qui conduit jusqu’au barrage de Carillon, qui forme un large lac artificiel et où le paysage est majestueux.»

Rodolphe Latreille,
fondateur du Chemin des Outaouais

«La vue sur la rivière des Outaouais, au cours de la toute première étape, est magnifique et apaisante, surtout entre les kilomètres 4 et 12.»

«Après Oka, en direction de Sainte-Marthe-sur-le-Lac, la douzaine de kilomètres du sentier de la piste cyclable La Vagabonde me met en paix avec moi-même.»

Michel Blais,
président, Chemin des Outaouais

«J’ai adoré le village de Plaisance et la route qui permet de s’y rendre; elle emprunte de très beaux rangs, après un arrêt vraiment chouette au parc des Chutes, dont l’accès est gratuit pour les pèlerins!»

«Prendre le traversier à pied est vraiment une expérience sympa (les gens te regardent beaucoup!), que ce soit d’Orléans, en Ontario, jusqu’à Masson, au Québec, ou pour gagner Oka; de là, il est très agréable de “marcher” le parc par la route principale, pour l’observer d’un autre œil.»

Nathalie Schneider,
pèlerin

REPÈRES
Tarif : 10 $ par nuit (remis à des œuvres caritatives municipales). Avant le départ, des documents sont remis aux randonneurs : le Guide du pèlerin, comprenant les cartes ainsi que les indications pour se repérer, et un document sur tous les attraits naturels et historiques à observer en chemin.
819 777-6023 ou www.chemindesoutaouais.ca