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Aventures automnales
Pour une virée colorée entre mer et montagnes, on met le cap sur la Gaspésie.
Se libérer du feu
L’association camping et feu est universelle. Toutefois, les feux en territoire sauvage représentent des risques qu’on sous-estime. Est-il temps de revoir notre dépendance psychologique au feu ?
En juin 2020, Gino Cistera concrétise un rêve : il part pour la première fois de sa vie en expédition de randonnée en autonomie pendant plusieurs jours. La chaleur étouffante, juste au-dessous des 30 °C, ne freine pas son enthousiasme. Il stationne sa voiture et amorce son périple sur une portion du Sentier national dans la municipalité de Labelle, dans les Laurentides. Première étape : l’ascension de la montagne du Gorille.
Après quelques kilomètres de marche, vers 13 h de l’après-midi, il aperçoit une fumée diffuse. « Mon premier réflexe a été de croire que des gens se cuisinaient un repas en forêt », se souvient ce randonneur de 53 ans. Mais la fumée s’intensifie. Au sommet du Gorille, c’est la stupéfaction : un feu de camp, allumé et abandonné par des excursionnistes, est hors de contrôle. Par les racines, les flammes se propagent à un arbre. « Soudainement, j’ai eu peur pour ma sécurité », confie Gino Cistera à Géo Plein Air.
Sans grande réserve d’eau, il ne peut éteindre le brasier. « Et il n’y avait pas de plan d’eau à proximité », se rappelle ce résident de Bois-des-Filion, qui ne perd pas une minute et téléphone au 911. Le service d’urgence le localise. Peu de temps après, la Sopfeu (Société de protection des forêts contre le feu) le contacte et envoie immédiatement une équipe en hélicoptère. Pour assurer sa sécurité, Gino Cistera s’éloigne de cette bombe à retardement. Dans les heures qui suivent, il entend le ronronnement de l’hélicoptère qui combat les flammes sans discontinuer. Au final, le pire est évité, de justesse.
Ce qui sidère dans cette histoire, c’est que ce feu de camp a été allumé en période d’interdiction de faire des feux à ciel ouvert, en plein mois de juin, alors que le Québec connaissait un épisode de sécheresse et de chaleur d’une ampleur historique. En plus d’enfreindre la loi, les pyromanes n’ont pas, à leur départ, complètement éteint ce qui restait, que ce soit flammes, braises ou braisettes.
On se rassure en se disant qu’il s’agit sûrement d’un geste isolé. Erreur. Gino Cistera a poursuivi sa randonnée, et chaque soir, sur les sites de camping d’arrière-pays, les campeurs allumaient des feux sans se soucier du décret gouvernemental. « Dans certains cas, les flammes atteignaient de six à huit pieds de hauteur », témoigne avec effarement Gino, qui a tenté de décourager les campeurs. En vain.
Les feux en camping sont source de joie, d’ambiance conviviale, de chaleur. La plupart des Québécois, et probablement même la plupart des campeurs de la planète, ne peuvent dissocier camping et crépitement du feu : une nuitée de camping sans la chaleur réconfortante des braises est une aberration, la privation d’un plaisir millénaire. Néanmoins, le comportement d’allumer systématiquement des feux en camping n’est pas sans conséquence. L’explosion du nombre d’utilisateurs de la forêt pose de plus en plus de risque pour la nature et notre environnement, tandis que les changements climatiques rendent nos étés plus chauds et plus secs. Des conditions parfaites qui augmentent les probabilités de catastrophe. Est-il maintenant nécessaire de reconsidérer notre rapport au feu ?
POLLUTION VISUELLE ET DANGER
Si vous mettez le cap sur les monts Groulx, territoire de randonnée sans pareil, vous risquez de tomber régulièrement sur des vestiges de feu d’aventuriers. « Ça commence à devenir un problème majeur, qui dégrade le paysage », relève Guy Boudreau, guide d’aventure dans ces montagnes mythiques. Pourtant, l’une des raisons de se rendre jusqu’à ce territoire situé à 300 km au nord de Baie-Comeau est justement de fouler une nature vierge où on veut avoir l’impression d’être un explorateur comme Samuel de Champlain, et non de contempler les résidus carbonisés de campeurs peu consciencieux.
Plus au sud, dans le réseau de la Traversée de Charlevoix (TdC), le feu est depuis longtemps un sujet chaud (!). En 1991, un feu de camp hors de contrôle a détruit un chalet appartenant à la TdC. On pourrait supposer que c’est de l’histoire ancienne, or les feux demeurent une perpétuelle bataille que la TdC mène avec difficulté. « Pour cette raison, notre position est simple et ferme : les feux extérieurs sont interdits en tout temps. Même si on brise les rêves de plusieurs », explique Justin Verville-Alarie, directeur général de Sentiers Québec-Charlevoix, organisme qui gère ce réseau de courte et longue randonnée.
À l’été 2020, une mode a pris une ampleur considérable partout au Québec : le camping sur les sommets. Dans Charlevoix, les très nombreux campeurs au septième ciel ont allumé des feux en zone de végétation de type arctique-alpine, un écosystème extrêmement vulnérable qui survit dans des conditions climatiques difficiles. « Les dégâts que les campeurs causent à cette végétation, en la piétinant et en ramassant des branches, prendront des décennies avant de se réparer », déplore Justin Verville-Alarie. Là aussi, on a remarqué que même en période d’interdiction de faire des feux à ciel ouvert, les campeurs ne faisaient pas davantage preuve de civisme. En forêt, on croit que tout est permis.
De l’avis des experts, le pire endroit où allumer des feux est précisément sur un sommet. « Le vent peut se lever à tout moment, et activer un brasier pouvant devenir hors de contrôle », dit Patrick Auger, président du conseil d’administration de Sans Trace Canada, un organisme sans but lucratif promouvant une pratique responsable du plein air. D’ailleurs, le principe de base du parfait campeur stipule que sans accès à de l’eau, le campeur devrait s’abstenir de faire du feu. Or, s’il est un des rares lieux au Québec où l’eau se faire rare, c’est bien sur la cime des montagnes.
Les gestionnaires de territoire contactés par Géo Plein Air sont unanimes : les médias sociaux exacerbent les comportements délinquants. « On a tendance à reproduire ce qu’on voit en ligne », note Patrick Auger. Ce guide d’aventure cite l’exemple de l’influenceuse Lydiane autour du monde, qui compte 140 000 abonnés sur Facebook. Celle-ci a campé au sommet du mont des Morios, dans l’arrière-pays de Charlevoix. Sur ses photos largement diffusées, elle a planté sa tente sur de la végétation fragile plutôt que sur une surface durable et fait un feu de camp d’importante dimension. « Si tous agissent comme elle, ce sommet se détériorera dans le temps de le dire », avertit Patrick Auger. Ceux qui devraient être un exemple ne sont pas toujours de bons modèles.
Malheureusement, des Gino Cistera ne parcourent pas la forêt en permanence, et les 360 agents de protection de la faune ne sont pas assez nombreux pour faire respecter les interdictions. En 2020, au Québec, les feux de camp ont été à l’origine de 89 incendies de forêt. Ensemble, ils ont ravagé 51 198 ha de forêt, soit l’équivalent de 10 fois la taille du parc national du Mont-Mégantic. Un seul de ces incendies, qui a brûlé au nord du lac Saint-Jean, a calciné 50 000 ha et nécessité 63 jours de combat. « Ça a été la plus grosse saison d’incendies des dix dernières années », affirme Stéphane Caron, coordonnateur à la prévention et aux communications à la Sopfeu. Normalement, c’est plutôt la foudre qui allume les plus gros brasiers.
Sans Trace ne s’oppose pas au feu en camping mais préconise l’usage de feu en expédition uniquement en situation d’urgence. « Dans le passé, il était indispensable de faire des feux de cuisson en voyage, or ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les réchauds de camping sont maintenant suffisamment efficaces et compacts », dit Patrick Auger. Si vous souhaitez tout de même faire un feu, les préceptes du Sans Trace préconisent de ne pas laisser de trace. « Il existe diverses techniques visant à réduire les impacts, comme de faire un feu dans une cuvette », mentionne Patrick Auger. Quant à la Sopfeu, elle ne prône pas l’interdiction totale des feux. Elle mise plutôt sur la sensibilisation. « Nous axons notre message sur l’importance de ne jamais les laisser sans surveillance et de bien les éteindre », spécifie Stéphane Caron.
Les conséquences nuisibles des feux vont au-delà du risque d’incendie et de la dégradation des sommets de montagne, des forêts et des plages. Puisque les gens ne trimballent pas de bûches en longue randonnée, ils piétinent le sol en quête de bois, accélérant l’érosion. Dans maints secteurs de randonnée, il est courant d’apercevoir, aux abords d’un sentier, une scène digne du film Massacre à la tronçonneuse dont les victimes sont des arbres sauvagement amputés de branches vivantes.
Le problème des feux ne se limite pas aux zones éloignées. À Bromont, on vit la même problématique. « De plus en plus de gens se permettent de faire des feux sur le réseau de la montagne, en dépit de l’interdiction municipale », indique Annie Cabana, chargée de projets au parc des Sommets. N’oublions pas que le bois mort, qu’il soit sur pied (ce qu’on appelle des chicots) ou au sol, favorise la prolifération de micro-organismes. Sa décomposition enrichit l’humus et sert d’habitat à la faune. Le bois mort possède donc une grande valeur écologique. « Bien souvent, les campeurs qui ramassent du bois mort pensent qu’ils font œuvre utile, qu’ils rendent service à la forêt », explique Zoë Ipiña, responsable de la conservation au parc national de la Yamaska. Beaucoup d’éducation reste à faire.
SMOG DE CAMPING
Dans les campings grand public accessibles en automobile, il y a de la surveillance et des enceintes prévues à cet effet. Mais là aussi, on doit se questionner sur la pertinence d’allumer des feux quotidiennement durant un séjour. Une étude réalisée dans le parc national de la Yamaska a conclu que la qualité de l’air subissait les contrecoups des multiples feux de camp, celui-ci contenant quatre fois plus de particules polluantes qu’en ville lors des soirées de fort achalandage. On va en camping afin de prendre un grand bol d’air pur, et non d’avaler des chaudrons de smog.
Autre nuisance : la ressource. Pour agrémenter l’expérience des campeurs, les ballots de bûches proviennent d’une forêt où on a dû abattre des arbres. Qui plus est, le transport du bois par camion génère des gaz à effet de serre. Le fait que beaucoup de campeurs apportent leur propre bois constitue un risque supplémentaire pour la santé des écosystèmes, car ce comportement facilite la propagation d’espèces exotiques envahissantes telles que l’agrile du frêne. Décidément, on n’est pas sorti du bois.
LES SOLUTIONS
Plutôt que de brûler des bûches, Patrick Auger, de Sans Trace, encourage les campeurs à trouver des solutions de rechange. « On peut placer une lampe frontale dans une bouteille d’eau colorée. Ça crée pareillement une atmosphère feutrée, tout comme les lanternes à bougie ou à DEL », propose-t-il. Une pratique mise en valeur par plusieurs gestionnaires d’espace nature, dont Parcs Ontario.
Nous pouvons également nous déprogrammer, nous départir de notre algorithme intérieur qui marie automatiquement camping et feu. Benjamin Wadham-Gagnon, coordonnateur au programme en tourisme d’aventure au Cégep de la Gaspésie et des Îles, n’affectionne pas les feux en expédition. « C’est beaucoup de trouble. Il faut aller chercher le bois, alimenter constamment le feu, protéger les flammes de la pluie, ramasser les cendres le lendemain. Finalement, je me rends compte qu’en ne faisant pas de feu, on se repose bien davantage après une grosse journée », raconte l’enseignant.
Selon ce dernier, il est facile de se défaire de notre accoutumance au feu. « Quelques jours de camping sans carbonisation et on réalise que ce n’est pas essentiel à une belle expérience », constate le biologiste de formation. Benjamin Wadham-Gagnon remplace le feu par l’utilisation des vêtements adéquats et s’assure par temps frais d’avoir accès à de l’eau chaude. « On doit faire des feux au bon moment et pour les bonnes raisons », souligne le Gaspésien. Une valeur qu’il enseigne aux futurs guides d’aventure.
Les feux nous monopolisent, souvent pendant des heures, nous restons autour, à prendre un verre, à avaler de la boucane et à manger des guimauves, la pire invention alimentaire de l’humanité. À un moment donné, on en a marre ! Sans feu, de nouvelles possibilités s’offrent aux campeurs doués d’un peu d’imagination : soirée de cartes et de jeux de société, observation des étoiles, photographie de nuit, randonnée nocturne, bain de minuit, écoute du hululement des chouettes et des hiboux, veillée coquine sous la couette… Qu’attendez-vous pour vaincre cette dépendance ?
ENCADRÉ #1
PARE-ÉTINCELLES
Savez-vous que vous pouvez profiter de la chaleur rassérénante d’un feu même en période d’interdiction de faire des feux à ciel ouvert ? Pour y avoir droit, vous devez posséder un foyer muni d’un pare-étincelles (avec ouvertures maximales de 1 cm par 1 cm) que vous disposez sur une surface appropriée (asphalte, ciment, pavés, terre battue ou gravier). Mais cette règle n’est pas universelle. Dans la MRC de Charlevoix-Est, les feux sont totalement proscrits en période d’interdiction de feux à ciel ouvert, incluant dans les foyers avec pare-étincelles.
ENCADRÉ #2
En vertu de l’article 239 de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier (chapitre A-18.1), quiconque contrevient à une ordonnance d’interdiction de faire des feux à ciel ouvert en forêt ou à proximité de celle-ci ou de toute autre mesure rendue par le ministre est passible, outre le paiement des frais, d’une amende de 500 $ à 50 000 $.
Ce sont les inspecteurs du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs qui infligent ces sanctions. Toutefois, il semble que personne n’ait reçu de contravention en ce sens dans les dernières années, selon les informations fournies par ce même ministère. Somme toute, les fautifs ne risquent pas grand-chose.
ENCADRÉ #3
Où est-il permis de faire des feux ?
Sur les terres de la Couronne, on est autorisé à faire des feux n’importe où. Oui, oui…
Dans les parcs nationaux du Québec et du Canada, les feux de camp sont permis seulement sur les emplacements prévus à cette fin.
Les municipalités ont leur propre règlement en la matière… ou pas. Par exemple, la Ville de Gatineau prohibe les feux en plein air, point à la ligne ; les contrevenants s’exposent à une amende minimum de 300 $. D’autres exigent des permis de brûlage. En d’autres termes, informez-vous avant de mettre le feu…