Marcher sous une bonne étoile
La pénombre s’installe, les réconfortantes lumières des chaumières s’allument. Dans la forêt, un nombre grandissant de pleinairistes dégourdis troquent les watts des ampoules contre les lumens des lampes frontales le temps d’une randonnée nocturne. Géo Plein Air jette un éclairage sur la pratique encore à l’état exploratoire de la marche sous les étoiles.
L’intérêt de Marc-André Bédard pour l’activité physique à la noirceur ne date pas d’hier. Olympien en biathlon aux Jeux olympiques de 2010, l’athlète cumule les occasions de s’activer longtemps après le coucher du soleil depuis une vingtaine d’années. Si, à l’origine, il bravait les ténèbres pour des motifs professionnels – terminer ses entraînements en biathlon –, le résidant de Stoneham-et-Tewkesbury voue désormais un plaisir particulier à randonner au cœur de la nuit. « Quand on aime le plein air, l’obscurité devient un peu comme la cinquième saison de l’année. Chaque sortie nocturne met en évidence de chouettes différences qui permettent de redécouvrir des paysages connus », souligne celui qui œuvre aujourd’hui en tant que consultant en organisation d’événements sportifs.
Avec raison. Expérimenter la randonnée à la belle étoile plonge les marcheurs – même ceux qui pratiquent le sport depuis plusieurs années – dans un univers totalement étranger. Dans le noir, la forêt baignant dans une ambiance feutrée et enveloppante devient quasi méconnaissable. « Chacun entre complètement dans sa bulle. À cause du faisceau de la lampe, on a l’impression d’être dans un tunnel. Personnellement, je deviens très concentré, presque hypnotisé par le terrain et ses obstacles », décrit Vincent Blais, pompier dans les Forces armées canadiennes et athlète multisport.
Le cerveau réagit lui aussi à cette absence de luminosité : partiellement privé du sens de la vue, il n’hésite pas à réveiller nos autres sens, en particulier l’ouïe et l’odorat, généralement moins sollicités au cours d’une sortie diurne. L’ultramarathonien Marc-André Bédard en sait quelque chose. Lors des compétitions qui s’étirent sur au-delà de 24 heures, il parcourt une bonne part de la centaine de kilomètres qui composent les courses pendant la nuit. « On doit arriver extrêmement bien préparé à l’idée qu’il y aura une variation de la luminosité. Dans le noir complet, le circuit devient un peu fantasmagorique. L’imagination s’emballe facilement et on imagine des animaux ou des coureurs près de soi alors que ce ne sont que des branches qui craquent. »
Si les oreilles sont constamment attentives dans la sombre montagne, le spectacle n’en reste pas moins un ravissement pour les yeux. En calquant leurs sorties sur le cycle lunaire, Vincent et Marc-André parviennent parfois à progresser sans lumière artificielle, guidés uniquement par la lueur de la pleine lune et des étoiles. De toute beauté ! L’apparition des astres dans le ciel suscite l’éveil d’une faune difficilement observable en plein jour. Marc-André Bédard, quand il arpente les montagnes avoisinant son domicile, croise régulièrement des chouettes rayées.
Si la randonnée nocturne se révèle un excellent prétexte pour transformer une simple sortie sur sentiers battus en une palpitante expédition, elle constitue toutefois un mal nécessaire dans cette partie du monde qu’est le Québec. « À partir du mois de novembre, il faut s’habituer à la noirceur hâtive si on veut continuer à bouger », estime Vincent Blais. L’été, la version épicée de la marche en forêt s’avère un incontournable pour échapper à la foule ou la canicule accablante de juillet.
Pratique marginale
Fort appréciée chez nos cousins d’Europe et nos voisins du sud, la randonnée de nuit n’a toujours pas gagné le cœur des fervents de la marche en montagne au Québec. « Il s’agit d’une pratique encore très marginale ici », confirme Grégory Flayol, directeur général adjoint de Rando Québec.
Sur les 800 gestionnaires de sentiers de la province, seuls quelques précurseurs se risquent à autoriser l’activité sur leur territoire. Parmi ceux-ci se trouvent le parc régional du Massif du Sud, les stations de ski Mont-Orford et Gleason ainsi que le mont des Morios. Du côté de la Sépaq, la randonnée de nuit est interdite sans la présence d’un guide accompagnateur.
« Heureusement que ça demeure marginal, sinon cela témoignerait de la démocratisation d’une pratique auprès d’une clientèle non outillée pour s’y adonner sécuritairement », soutient Grégory Flayol. En effet, s’aventurer dehors une fois la nuit tombée comporte des risques à ne pas négliger. Nos repères visuels étant absents, les chances de s’égarer ou de se blesser augmentent de façon exponentielle. « La randonnée nocturne demande des compétences en orientation et en randonnée pédestre vraiment plus pointues que durant le jour. Certaines personnes se perdent en journée car elles ont pris un mauvais embranchement, car elles sont parties sans la carte en papier ou parce que le sentier était mal balisé. Imaginez en pleine nuit… » dit le directeur général adjoint de Rando Québec. « En cas d’accident, ajoute-t-il, les secours seront beaucoup plus difficiles à rejoindre et les protocoles de recherche plus complexes à déployer. »
La présence croissante de ces randonneurs illuminés pourrait également nuire aux relations entre les gestionnaires de sentiers et les propriétaires de ces terrains privés. « Le propriétaire d’une terre privée qui a accordé un droit de passage dans le cadre d’activités de randonnée de jour et se retrouve avec des randonneurs à lampe frontale pourrait mettre fin à l’entente. C’est tout de même un grand enjeu », fait valoir Grégory Flayol.
« Si la tendance devait s’accentuer, ce type d’activité n’aurait d’autre choix que d’être encadré et tenu sous forme de sortie organisée », affirme-t-il. C’est d’ailleurs cette réflexion qui a encouragé la station de ski Mont-Orford à réglementer, pour la première fois pendant l’hiver 2021, l’accès de nuit aux randonneurs pédestres hivernaux. « Des gens venaient marcher illicitement la nuit pendant que nos équipes d’entretien des pistes travaillaient sur la montagne. Ce n’était pas sécuritaire. Alors nous avons trouvé une solution en vue de faciliter la cohabitation », détaille Valérie Collette, conseillère marketing à Mont-Orford. Depuis le 1er novembre 2020, la station donne accès à 12 pistes de ski où pratiquer la marche alpine.
Bien se préparer
Auprès de qui veut vivre une sortie à la frontale réussie, Vincent Blais insiste sur l’importance d’emprunter des sentiers déjà explorés et de ne pas randonner en solo : planifier l’itinéraire, choisir un environnement connu et, surtout, avertir son entourage de la destination et de la durée de l’escapade. Peu importe la saison, on adopte la technique de l’habillement multicouche en vue d’affronter les hausses de température quelquefois extrêmes après l’extinction des derniers rayons du soleil.
Évidemment, on s’équipe d’une bonne lampe frontale avant le départ. Celle-ci doit posséder une puissance minimale de 250 lumens et être dotée d’un large faisceau lumineux. Elle contribuera à la sécurité sur le sentier sans polluer visuellement l’environnement, le sien comme celui des autres randonneurs. D’ailleurs, la courtoisie est de mise en chemin. Puisqu’il faut de 25 à 45 minutes pour que l’œil s’adapte à l’obscurité, on évite d’éclairer directement les marcheurs en sens inverse. Opter pour une lampe munie d’une lumière rouge est aussi une manière ingénieuse d’y voir clair sans pour autant gâcher la vision scotopique. Qui a dit qu’une sortie à la noirceur ne vous en mettrait pas plein la vue ?
À l’aube ou au crépuscule ?
Les randonnées au lever ou au coucher du soleil ont fait buzzer les médias sociaux à l’été 2020. On y apercevait par dizaines les clichés de ciels enflammés ou affichant des couleurs pastel. Or nombreux sont les adeptes de cette chasse à l’astre lumineux ayant profité de l’occasion pour jumeler randonnée nocturne et camping au sommet, une pratique qui, lorsqu’elle n’est pas réalisée en harmonie avec la nature, participe à la détérioration des sols des montagnes.
« C’est l’achalandage excessif ainsi que l’espace limité sur les sommets qui posent problème. Sans le savoir, les randonneurs se retrouvent à camper sur une flore alpine très fragile au piétinement. Certaines de ces plantes prendront jusqu’à 100 ans avant de repousser », détaille Patrick Auger, président de Sans Trace Canada.
L’idéal est donc de dresser sa tente sur un site prévu à cet effet, comme le proposent Mont Sutton ou le parc régional du Mont-Ham. Si on se retrouve là où les emplacements sont inexistants, Patrick Auger recommande d’établir son campement sur des surfaces durables telles que la roche et à une distance minimale de 60 m (70 pas) du sentier. Au départ, on s’assure de « renaturaliser » son terrain de fortune afin de ne pas inciter d’autres randonneurs à s’y installer. « Les randonneurs entretiennent la fausse croyance qu’il est préférable de camper au même endroit que la personne précédente, de sorte à éviter de détruire les lieux. Pourtant, c’est plutôt la surutilisation d’un même site en milieu sauvage qui présente le plus grand impact pour la nature », explique Patrick Auger.
Les feux de camp représentent également une menace pour ces fragiles écosystèmes en hauteur (voir reportage Se libérer du feu).