Pour un monde meilleur
Uruhu Peak
5895 m
26 février 2013, 9 h et des poussières
Le matin s’est levé avec nous, un jour comme un autre, sauf qu’il nous mène tout juste au sommet de l’Afrique. Il y a José, Nathalie, Jean, Chantal, Jacques, Sylvie, Mario, Caroline, Lucie, Claude, Cédric… À bout de souffle, au bord des larmes. Un an qu’ils guettent cet instant. Qu’ils joggent, beau temps mauvais temps, qu’ils organisent souper spaghetti, spectacle de chorale, vente de tableaux aux enchères. Tout ça pour amasser chacun les 10 000 $ inscrits sur le contrat qui les lie au défi caritatif «Kili pour le Manoir», organisé par l’agence Unik Challenge1. On pourrait presque entendre le battement des cœurs tant le moment est au recueillement. Devant la pancarte qui marque le sommet du Kilimandjaro, banderoles de commanditaires et photos de chers disparus se déploient dans un silence opaque. Ce moment changera la vie de beaucoup d’entre eux. L’a déjà changée, même.
«Pendant 20 ans, j’ai été couch potato, je pouvais à peine marcher
10 minutes, m’explique Richard, la gorge serrée, alors que nous redescendons du sommet. Ce défi, je l’attendais depuis longtemps sans le savoir; il a sauvé ma vie.» Spinning, jogging, marche: Richard a découvert l’entraînement par intervalles et, du même coup, le plaisir de reconnecter avec son corps et sa vie. Un an plus tard, sa «transformation extrême» est une victoire remportée sur ses vieilles habitudes.
Le cas de Richard n’est pas unique: la grande majorité des membres de l’expédition Kili pour le Manoir n’ont jamais approché la haute montagne et, pour certains, jamais couché sous une tente! «En associant une dimension altruiste à un défi sportif, ça devient une aventure qui nous implique à 100 % et nous fait changer en profondeur», explique Richard. Une affirmation que reprend Jason Dominique, l’instigateur de cette expé au Kilimandjaro pour l’ex-agence Unik Challenge: «Les participants à ce type de défi sont généralement des sédentaires repentis qui épousent une cause sociale et s’engagent, en même temps, à changer leur mode de vie.»
Et ceux-ci ne sont pas les seuls pour qui la vie va changer. Elle va changer aussi pour les parents d’un enfant malade, vivant en région, qui peuvent résider au Manoir Ronald McDonald à peu de frais, le temps que leur enfant est hospitalisé à Montréal ou à Québec. Cette expédition caritative au Kilimandjaro permettra de verser près de 300 000$ au Manoir de Québec. Ainsi, la structure d’accueil pourra continuer à mettre un peu de baume au cœur dans des familles malmenées par le destin.
Cette histoire n’en est qu’une parmi beaucoup d’autres. Le Kilimandjaro est devenu la montagne emblématique des défis caritatifs: «Quand on veut rejoindre le plus grand nombre de personnes, c’est plus gagnant de s’attaquer à un lieu qui parle à tous, dont le nom est d’emblée synonyme de défi», précise Jason Dominique.
Le défi, générateur de profits
Ces collectes de fonds associées à un défi sportif sont devenues monnaie courante depuis une dizaine d’années. Au point d’être une source importante de financement pour les fondations œuvrant dans la recherche médicale ou l’action sociale. Il y a deux ans, la Société de recherche sur le cancer a créé le Challenge SRC, un programme d’expéditions et de défis sportifs dont le mandat est de financer la recherche. «En 2013, nous avons organisé 6 expéditions qui ont rassemblé 80 participants et permis d’amasser 800 000 $, explique Nathalie Giroux, directrice générale adjointe de la SRC. Et cinq destinations sont déjà inscrites au programme pour 2014.» Pas si mal pour un budget total annuel de 19 millions de dollars.
Même chose pour la Société canadienne de la sclérose en plaques, qui a lancé le Vélotour SP en 1990, des cyclorandonnées organisées partout au Canada, dont le but est clairement la collecte de fonds. Depuis, beaucoup d’autres défis sont apparus, comme la Marche de l’espoir ou la participation à des marathons ou des expéditions en haute montagne. «Depuis 2010, nous avons récolté 1,5 million de dollars avec des expéditions au Kilimandjaro, à l’Acotango (Bolivie) et au camp de base de l’Everest, dit Louis Adam, directeur général de la Société canadienne de la sclérose en plaques, division du Québec. C’est uniquement grâce aux dons que nous finançons nos activités – la recherche, mais aussi les services aux personnes atteintes par la maladie et à leur famille. Les fonds amassés par ces défis sportifs représentent environ 50 % des dons que nous recevons.»
Une grande proportion de ces dons viendrait du proche entourage des participants qui s’engagent dans ce genre de projet organisé. «Beaucoup de mes parents et amis ont donné à la SRC uniquement parce que je participais à une expé de ce genre; ils ne l’avaient jamais fait avant», précise Julie Fournier, qui a pris part à un trek au Pérou cette année. Un avis que tout le monde ne partage pas… «Je ne suis pas sûre que ces collectes de fonds aillent chercher de l’argent frais, soutient Sylvie Trudel, une massothérapeute qui a versé 10 800 $ à la SRC avec son voyage au Kilimandjaro en 2012. Les plus grosses sommes que j’ai récoltées venaient de gens qui avaient déjà l’habitude de donner.»
À qui profite (vraiment) la philanthropie?
Que les sommes recueillies proviennent d’un transfert d’enveloppes ou de nouveaux philanthropes, l’argent va donc bel et bien aux fondations de bienfaisance (recherche médicale, banques alimentaires ou organismes environnementaux). Attention, soutient Sylvie Trudel, l’organisation de ces défis caritatifs a aussi un prix! «Monter des programmes d’expéditions et en faire la promotion, ça prend un budget important… un budget qui ne tombe pas directement dans l’escarcelle de la recherche médicale ou de l’œuvre de bienfaisance!», dénonce-t-elle.
À ce propos, une enquête réalisée par la CBC en 2010 démontre que les associations de bienfaisance canadiennes dépensent de plus en plus d’argent dans les campagnes de financement: 762 millions de dollars ont ainsi été dépensés dans ce sens entre 2004 et 2008, soit environ la moitié des dons recueillis. Certains chiffres de cette enquête sont éloquents: en 2010, l’Alzheimer Society of Saskatchewan a payé 96 849$ pour une campagne qui a rapporté 95 812$! Une situation jugée inacceptable par l’Agence du revenu du Canada, qui recommande que le budget utilisé pour les collectes de fonds ne devrait pas excéder 35% des dons.
«L’important, c’est le ratio entre ce que coûte la collecte de fonds et ce qu’elle rapporte», résume en écho Jason Dominique, qui vient tout juste de créer la coopérative Arduum, une centrale caritative nouvelle génération dont les campagnes de souscription se font en passant par le défi sportif. «Tout comme le secteur commercial, les organismes de bienfaisance ont aussi des frais d’exploitation, c’est inévitable!» Et ces frais promettent de devenir plus importants avec l’arrivée des générations X et Y, habituées à jongler avec les hautes technologies. «Ces gestionnaires d’organismes caritatifs devront trouver des outils technologiques performants pour tirer leur épingle du jeu dans le marché compétitif de la philanthropie», prédit Jason Dominique (il existe 86 000 organismes caritatifs au Canada!) Le modèle, selon lui? Celui de Charity Water, un organisme de bienfaisance basé aux États-Unis et qui défend une transparence absolue sur l’utilisation des dons reçus. «L’organisme répartit les dons sur deux comptes, explique Jason, un pour les opérations (collectes de fonds), l’autre pour le travail de terrain avec remise de reçus d’impôt. Chaque donateur sait où va son argent.»
L’objectif de Jason Dominique avec la coopérative Arduum? Créer un vaste réseau qui relie l’ensemble des organismes caritatifs – surtout ceux qui ne disposent pas de gros moyens financiers – avec les individus qui désirent se lancer dans un défi sportif, individuel ou collectif (expéditions, marathons, cyclosportives, Ironman, etc.). La coopérative ne réalise aucun bénéfice sur les dons. Un de ses outils: «La plateforme Ensemble, une centrale de dons en ligne ultra performante dont l’accessibilité permettra aux petits organismes d’aller chercher des dons aussi bien qu’Unicef ou Vision mondiale», résume Jason. Sur le modèle d’un réseau social du type Facebook, chaque participant à une collecte de fonds pourra détailler son projet selon ses propres critères: la cause qu’il soutient, la date de son défi, le lieu et, même, la somme à amasser. Ainsi, cette plateforme permettra d’établir un «profil social» durable autour d’une communauté de valeurs.
«Au-delà de sa mission philanthropique, Arduum est un incubateur d’idées et de projets socialement responsables, explique Jason Dominique. On veut ainsi créer de nouvelles dynamiques collectives autour de l’implication sociale. Le milieu d’affaires n’aura d’autre choix que de s’impliquer aussi dans cette synergie communautaire.
Le défi plein air, source de renouveau individuel et social? Pourquoi pas? •
Les mauvaises langues prétendent que…
… certains futurs voyageurs «altruistes» iraient jusqu’à recevoir de leurs donateurs plus que la somme exigée par l’organisme et paieraient ainsi les frais de leur voyage. «Une pratique éthiquement non recevable», selon Richard Rémy, président de Karavaniers (et de Karavaniers caritatifs, créé en 2008), un des joueurs majeurs du voyage caritatif avec 70 % des parts de marché. Mais cette pratique est très rare, selon lui: «Les gens sont la plupart du temps concernés directement par la cause qu’ils soutiennent et sont sincères dans leur démarche.»
… l’expédition pour une bonne cause est une façon, pour le participant, de se déculpabiliser à l’égard de son projet personnel. «L’important, soutient Jason Dominique, c’est que celui qui veut faire le Kili ou le Machu Picchu ait le choix d’associer ou non son entreprise à une bonne cause. Il ne faut pas que ça devienne une obligation.» Une question sans fondement, selon Richard Rémy, qui prétend que ces personnes prennent vite goût à la philanthropie: «Nous observons désormais des voyageurs de deuxième génération qui, après avoir fait le Kili ou le camp de base de l’Everest, s’attaquent ensuite à une expédition plus ambitieuse au Groenland ou une traversée des Alpes à vélo. Au bout du compte, conclut Richard Rémy, si l’argent va à la bonne place, où est le problème?»
REPÈRES
Société de la recherche sur le cancer: www.societederecherchesurlecancer.ca
Société canadienne de la sclérose en plaques: www.mssociety.ca/fr
Karavaniers: www.karavaniers-caritatifs.com
Coopérative Arduum: www.arduum.coop