De Khumbu a Gokyo: le passage

Il a neigé dans la nuit et la fine croûte qui recouvre le sentier abrupt n'arrange pas nos affaires… D'autant que le sommet du Cho La est un sacré jeu de Lego, avec ses gros blocs rendus glissants par le gel. Un exercice périlleux à en avoir mal à la tête. Mais au sommet, quel point de vue!

Notre traversée du glacier nous conduit, en douceur, vers le point culminant du col marqué, comme il se doit, par des floppées de drapeaux de prière et de katas qui s'effilochent dans le vent glacial. La chose a pris trois bonnes heures.

Mais tandis que nous reprenons des forces en mordant dans de gros morceaux de fromage de nack (femelle du yack), nous sommes loin d'imaginer la journée qu'il nous reste à compléter. Pour nous rendre jusqu'a Dragnag, il nous faudra marcher des heures durant, dans un paysage désormais plus minéral que glaciaire, les sommets ondulant l'un après l'autre dans une succession sans fin. Dix heures de marche en tout, pour l'une des journées les plus rudes qu'on ait connues.

Le lendemain, encore une traversée, celle du glacier du Gokyo, une gigantesque langue de rocaille revêtant des dizaines de mètres de glace; vue de loin, des vagues de magma grisâtre qu'on traverse en rang serré pour passer de l'autre bord, vers le Khumbu.

Le soir, ou ce qu'il en reste, est dédié au repos de nos corps. Le lodge est confortable, mais nous fuyons les groupes de trekkeurs bruyants qui prennent l'espace commun pour une salle de garde… Comme chaque soir, autour de 20 h, un profond sommeil nous gagne.

Un profond sommeil et, le matin venu, l'impression vague mais persistante que cette expédition vient d'entamer un cours nouveau: celui du retour. Même s'il reste encore une bonne semaine à cette longue marche, nous savons désormais que les "objectifs" ont été atteints, que l'énergie qui nous propulse est celle qui doit nous ramener chez nous. Mais, au fait, quels étaient ces objectifs? Sommets? Camp de base de l'Everest? Record d'altitude?

Pour ma part, je n'avais pas d'objectif, sinon celui de me sentir bien, chaque matin, quand venait le temps de prendre la route pour la journée. Je réalise, sur ce sentier du retour, que je viens de passer un mois sans me projeter ni au passé, ni au futur.

Que tout ce qui occupait mes pensées, durant ces longues journées de marche, c'était d'aligner les pas comme on enfile les perles d'un collier, en se concentrant sur chacune d'elle à la fois: à la fin, ça fait un maudit beau collier d'une rondeur parfaite, à l'image de cette "roue de la vie" chère aux bouddhistes, qui perçoivent l'existence dans un pur mouvement cyclique…