Liberté en mer

L’autre jour, je suis allée voir le film En solitaire en visionnement de presse. Grosse production française, grands acteurs – François Cluzet, Guillaume Canet et même Karine Vanasse. Une prouesse technique puisque le film a été tourné en conditions réelles sur les sections maritimes les plus extrêmes du monde avec de vraies tempêtes, des rugissants, des icebergs, etc. L’une des scènes montre un empannage spectaculaire en pleine nuit, scène qu’on a du mal à regarder sans s’aggriper à son fauteuil.

Dans ce film, Cluzet campe une sorte de Tabarly mal engueulé, un peu misanthrope, peu doué, semble-t-il, pour interagir avec les humains. Le genre qui trouve son équilibre sur la surface instable d’un voilier.

Ça m’a rappelé Bernard Moitessier.

Il y a plusieurs années, j’avais écrit un portrait posthume de ce grand navigateur français des années 60 et 70, illustre pour ses prouesses de skipper autour du monde, mais aussi pour les récits qu’il en a fait et qu’il a publiés durant sa vie. Des récits très introspectifs qui font de ses aventures sur les mers de véritables paraboles existentielles. Peut-être aussi parce que je suis passionnée de voile et de navigation au long cours, j’ai découvert l’univers de Moitessier avec enchantement: tout ce qu’il y raconte – grands départs, échecs cuisants, rencontres inspirantes, doutes, remise en question – est sublimé par sa plume d’écrivain baroudeur.

Un exemple parmi d’autres: en 1968, le Sunday Times le met au défi de prendre part au Golden Globe Challenge, la toute première course autour du monde en solitaire (l’ancêtre du Vendée Globe). Plus aventurier que compétitif, il renonce à la victoire imminente (il devance de loin tous ses «adversaires»), aux honneurs et à l’argent en jeu, et change de cap tout près de l’arrivée pour s’offrir un autre demi-tour du monde jusqu’à Tahiti, où il finit par ancrer son bateau. En tout: dix mois de navigation en solitaire.

Dans La longue route, il raconte ce bras d’honneur lancé à la face des organisateurs de la course, des commanditaires, des médias, avec la morgue des hommes libres insensibles aux tentations ordinaires.

Alors qu’il s’apprête à gagner la course, tout près du but, il écrit:

«Rentrer déjà reviendrait à n’être jamais vraiment parti. Ce serait l’acceptation des règles de l’ancien jeu imposé par les autres. Ce serait me trahir. Le soleil, la mer, le vent, la Croix du Sud si haute dans le ciel, les albatros qui voient toutes choses égales et planent au raz des vagues en frôlant les creux et les crêtes pour me montrer la route… tous me le disent ensemble dans le chant du grand silence bleu où navigue mon âme depuis si longtemps. (…)

Poursuivre ma longue route au sein de cette paix où l’esprit enflamme le sang et l’aide à vaincre ses peurs… tant pis pour le vertige… bondir dans le vide à l’horizon de ma pensée… continuer quoi qu’il arrive et traverser le rêve, le dépasser enfin pour atteindre cet autre rivage aux vraies limites de moi-même… plus loin que le bout du monde!»

Tamata et l’Alliance, 1993, Arthaud.