Libre comme la Broadback

Sacrés rapides… De la berge, le R3 ne semblait pas si bouillonnant. Dans ses remous, c’est une tout autre limonade. Dès l’entrée dans les rouleaux, notre frêle canot vire drette à gauche. J’ai beau planter ma rame dans l’écume avec force pour ramener la coque de noix dans le droit chemin, rien n’y fait.

À l’arrière, ma partenaire m’exhorte sans ménagement; j’exécute à la nanoseconde près. Mais une méchante secousse finit par nous propulser cul par dessus tête dans les remous déferlants. Notre contredanse sur la Broadback aura duré, somme toute, quelques secondes à peine.

Pas fous, les jeunes Cris de Waswanipi ont contourné la section des rapides avec un portage tout en sagesse. Ils n’en sont qu’au début de leur aventure; un mois qu’ils vont passer à canoter sur cette rivière légendaire dont parents et grands-parents leur parlent depuis toujours avec émotion. Alors risquer la baignade forcée dès les premiers jours de l’expé, très peu pour eux.

Et d’ailleurs, les Autochtones préfèrent généralement la prudence à l’effronterie de se mesurer à Dame nature. Surtout quand celle-ci montre les signes de son courroux. Quand on vit aux premières loges de ses frasques tonitruantes, on applique à la lettre le vieux principe de précaution : pas de canot dans un R3, donc. Question de respect.

Si exaltante soit-elle, cette expédition n’est pas seulement, pour ces jeunes Cris une partie de plaisir ou une tentative de renouer avec la rivière de leurs ancêtres; c’est plus largement, pour eux, l’affirmation d’une réappropriation territoriale. En un mot une manif pacifiste pour faire entendre leur revendication : la forêt cernant la Broadback n’est pas à vendre et  doit rester intacte.

La Broadback, certes pas la plus connue sur le territoire de la Baie-James, peut-être, sauf qu’elle draine avec elle de sacrées belles histoires… Traversant la baie James de part en part, elle prend sa source au lac Frotet pour se déverser, 450 km plus loin, dans la baie de Rupert puis dans la baie James. Elle incarne aujourd’hui un profond désir protectionniste de la part des communautés cries de Ouje Bougoumou, Nemaska et Waswanipi. Le Grand Conseil des Cris s’est, en effet, résolu à interdire la coupe forestière sur les dernières forêts intactes de son territoire, incluant la vallée de la Broadback.
Dernière rivière à s’épivarder librement dans une portion de forêt boréale encore vierge – l’une des dernières de la province – elle est aussi dans le collimateur des compagnies forestières qui voient ses berges comme une (autre) formidable source de profits.

Rencontré dans son village natal Waswanipi, Roméo Saganash, député fédéral de l’Abitibi, de Eeyou Itchee et du Nunavik, me confiait à cette occasion : «Nous ne sommes pas opposés à la coupe forestière par principe, mais certains territoires, comme celui de la Broadback, méritent d’être sauvegardés. Il en va de notre patrimoine et de notre Histoire.» De son histoire aussi puisque Roméo Saganash a passé de longs moments, avec ses parents, à descendre ses méandres en canot alors qu’il était enfant.

Si le gouvernement du Québec s’avisait d'attribuer des droits de coupes sur un territoire protégé comme un parc national, par exemple, on assisterait à une virulente levée de boucliers collective. Pourquoi les menaces qui pèsent sur la forêt boréale des Cris ne suscitent-elles pas le même élan de la part des concitoyens? Cette rivière et les berges qui l’entourent sont la propriété des communautés autochtones et ne seront jamais assujetties à un statut de parc national; doivent-elles être, pour autant, sacrifiées sur l’autel de l’industrie forestière au nom de la sacrosainte loi du profit?

À nous d’en juger.

L’auteure a pris part à une expédition sur la Broadback durant l’été 2014 en compagnie de jeunes Cris de Waswanipi, Nemaska et Ouje Bougoumou, organisée par Greenpeace.