Ramer le monde
«Je suis rameuse océanique et conférencière. J’ai ramé de Montréal à Havre-Aubert, aux îles de la Madeleine, du 25 juin au 8 septembre 2011. J’ai été la première Québécoise à traverser l’Atlantique à la rame (2010). Mon prochain défi : en mai 2012, traverser l’Atlantique Nord, des îles de la Madeleine jusqu’à la Bretagne, en France. »
Le rapport météo est formel : «Système dépressionnaire important se formant en fin de journée et pouvant donner des vents de 25 à 40 nœuds.» J’imagine Michel, mon «routeur météo»*, bien installé devant ses moniteurs, en proie au sentiment d’impuissance face à ma situation précaire. Dans mon canot à rames, me voilà flottant au cœur du golfe Saint-Laurent, entre la Gaspésie et les îles de la Madeleine. C’est la première fois que je suis aussi seule de toute ma vie.
Pour rejoindre le segment Havre-Aubert depuis Anse à Beaufils à la rame, j’avais évalué une semaine, 10 jours tout au plus. À mi-parcours, j’en suis déjà au jour 5 et je suis impatiente de retrouver mes rames. Et le rapport météo de Michel n’annonce rien de bon. Je parlemente, négocie, tente de marchander la gravité de la situation : mon routeur ne cède pas. Et son diagnostic reste le même.
Au moins, maintenant, je sais. Je sais que je devrai rester à l’intérieur de ma cabine, que je ne pourrai pas ramer parce que les conditions seront trop mauvaises pour le permettre; sans l’ancre flottante, je risquerais de chavirer. J’ai maintenant plus de pouvoir entre les mains, car je sais. Il est inutile de souhaiter de meilleures conditions; je choisis donc de me résigner. Je ne veux plus subir.
Les formations orageuses m’empêchent de communiquer normalement par téléphone satellite. Vu qu’on n’annonce pas de soleil, j’éteins mon appareil pour conserver la précieuse énergie qu’imposerait sa recharge. Je suis coupée de toutes communications. Trop loin des antennes de communication VHF de la garde côtière, je ne peux communiquer avec elle. Mon antenne n’est pas assez puissante pour atteindre leurs ondes. Je suis donc dans un trou VHF.
Je pense aux autres, à mon équipe et ma famille. Je les imagine tous, inquiets de voir sur le Web ma trajectoire faire des loops. Et pourtant, je me surprends avoir le sourire aux lèvres. Depuis que j’ai coupé le contact de mon propre chef, je jubile. J’observe la sensation d’être laissée à moi-même. Je goûte cette solitude et l’apprivoise. Je suis dans une situation bouleversante, dans le golfe du Saint-Laurent, au beau milieu de vagues de 4 m et de vents avoisinant les 35 nœuds. Je sens que je vis sur la ligne.
À l’intérieur de mon habitacle, j’entends le vacarme de l’aventure; une musique cacophonique orchestrée par la cadence des vagues qui fracassent ma coque, par les tensions de la corde entre la proue et l’ancre flottante, déployée quelque 100 pi plus loin. Le golfe crache des quantités impressionnantes d’eau sur le pont, le vent siffle et me pousse, l’eau effervescente s’agite sous la coque. Je sens la mer toute-puissante sous mon canot et ma toute petite personne. Recluse à l’intérieur de ma cabine, j’ai des fourmis dans les jambes, j’ai l’échine fatiguée d’être à plat depuis la veille. Mais à l’intérieur de moi, je me sens placide, immobile malgré ces mouvements incessants.
Cette sensation réveille ma soif d’aventure. J’enfile mon harnais, m’agrippe à ma ligne de vie et sors de ma cabine. Je ferme la porte étanche derrière moi. Je suis dehors, devant un spectacle immense. Je vois des masses d’eau avancer vers le nord, des vagues par milliers, les unes derrière les autres qui attendent leur tour pour exister et venir jusqu’à moi. Arrosée, je goûte le sel. Rien n’est immuable. Ici, tout est fidèle à sa propre nature; pas de doute, pas de semblant, pas de faux, que du réel. Quelque chose dans tout ce cirque me rassure : ici, j’existe sans même broncher. Rien n’importe d’autre au vent que de souffler, et aux impressionnantes masses d’eau de s’y soumettre. Je suis là, coite, dénudée de tout artifice. Je rencontre le monde.
Aux premières grandes secousses senties à l’extérieur de ma cabine, je suis intimidée, mon cœur change de registre. Devant les monuments d’eau qui foncent vers moi et mon embarcation qui titube au sommet des vagues, je suis prise d’une légère panique, tout au fond de moi. Cette agitation se calme après quelques assauts, je redécouvre en moi une stabilité déconcertante, presque artificielle. Maintenant, je me laisse impressionner par le spectacle auquel j’assiste, sans crainte, comme si je m’extirpais de moi pour contempler la scène. Ici, je touche à l’inédit, à l’intouchable satisfaction de vivre sur la ligne, d’assister à ce théâtre inhumain. Je suis privilégiée d’être là, comme dans un autre monde, qui m’appartient.•