Route de la soie /// Achgabat, la ville décalée

Je sais que c’est un gros cliché, mais ma dernière étape sur la Route de la soie a été marquée par les extrêmes. Pourtant, j’ai fait le plein d’expériences diverses tout au long de cet itinéraire: le haut Pamir, la dépression de Turfan, la chaleur, les vents chargés de sable, les conflits locaux et la gentillesse exceptionnelle des gens rencontrés. Je pensais finir en roue libre avec le Turkménistan, mais le monde ne cesse d’être étonnant. Peut-être la Route de la soie voulait-elle me laisser un souvenir fort jusqu’au bout, pour mieux m’inciter à revenir?

Le Turkménistan est un État un peu à part. Tenu en haute estime par certains organismes dans la liste des meilleures autocraties – tout juste après la Corée du Nord -, son Administration est un brin tâtillonne, à la limite de la paranoïa. Il y a certes une nette ouverture par rapport au leader précédent, qui avait par exemple renommé les mois du calendrier d’après les prénoms de ses enfants et formellement interdit les vélos dans toute la capitale. Mais il y a de beaux restes et la pomme tombe rarement bien loin de l’arbre.

Nous nous en sommes rendu compte dès la frontière. Contrairement aux autres États de la région, nous n’avons pas pu amener nos véhicules de support de l’autre côté pour transborder rapidement l’équipement dans les nouveaux camions. Il a fallu tout descendre pour tout passer aux rayons X. Le réchaud familial de six pieds de long, les lourdes plaques métalliques pour le protéger des vents de sable, les méga-chaudrons, etc…

À la fin du processus, il est apparu que de toute façon, la moitié ne passait pas dans la pauvre machine à rayons X, comme nous avions essayé de l’expliquer. Par ailleurs, notre stock occupait l’ensemble du local de la douane et bloquait donc l’accès à toutes les autres personnes qui souhaitaient franchir la frontière. Au bout d’un certain temps, une lumière s’est allumée quelque part et un ordre a été donné de nous laisser passer sans recourir aux rayons X. La douane a finalement pu redevenir opérante pour les autres transfrontaliers et j’espère que la leçon servira pour les éventuelles expéditions suivantes.

De l’autre côté, c’est la traversée du désert de Karakoum qui nous attendait. Pas particulièrement aride le long de notre parcours, mais le désert le plus chaud de l’Asie centrale et de mon périple. Selon les données météo recueillies, il faisait entre 43 et 46 dans la journée. À l’ombre. Et nous avons eu de la chance, car parfois les 50 degrés sont atteints. On se levait à 4 h 30 pour partir au point du jour et avoir le plaisir de rouler une première heure entre 30 et 35 degrés. Ensuite, nous nous arrêtions à chaque fois qu’on trouvait un Coke ou un Fanta froids, en plus des tranches de melon qui continuaient de remplir les rares étalages le long de la route. Depuis Dunhuang, au centre de la Chine, nous savourons des melons. Cinq mille kilomètres de melons. La Route de la soie est aussi la Route du melon.

C’est vers midi, une fois arrivés au camp, que commençait la partie la plus pénible pour moi: des heures à végéter en attendant le lendemain, incapable de faire grand chose d’autre que transpirer. Même se reposer est devenu fatigant. Souvent, aucune ombre. Impossible de s’étendre dans la tente transformée en sauna et la nuit, même allongé sans battre des paupières, je transpirais abondamment. Pas de boisson fraîche, car le campement est en dehors des gros villages; seulement du thé ou de l’eau tiède. Les heures s’égrenaient lentement, me laissant le temps d’apprécier les difficultés auxquelles ont dû faire face Marco Polo et tous ses inconnus prédécesseurs.

Heureusement nous avons traversé le Karakoum dans sa largeur, et nous avons rejoint la capitale Achgabat en une semaine. Et là, il est presque impensable de ne pas avoir un choc. Après une semaine de désert, après des milliers de kilomètres à côtoyer des maisons classiques de briques ou de terre, Achgabat semble hors de ce monde.

Imaginez un croisement entre Las Vegas et Disneyland, aux portes du désert et sans transition avec les villages et les chameaux. Le Achgabat moderne est une succession de larges avenues bordées d’immeubles de marbre blanc, séparés les uns des autres par une cinquantaine de mètres. Entre les immeubles, du gazon, des parcs vides en milieu de journée. Saisissant !

Il semble y avoir une volonté de créer une ville majestueuse, avec un M majuscule. Étonnement, le mot qui me vient à l’esprit est plutôt "décalé". La main planificatrice est évidente. On m’a d’ailleurs confirmé que tout nouvel immeuble doit impérativement être recouvert de marbre blanc. Les bus municipaux – suisses –  sont également blancs, de même que les abribus. Personne par contre ne semble avoir pensé à obliger les automobilistes à n’acheter que des voitures blanches.

Je me suis promené un matin dans les nouveaux quartiers et en 3 heures, je n’ai vu qu’un seul enfant. Je suis allé au musée national, construit pour 2500 visiteurs quotidiens. Visite commentée en français, de belles pièces des civilisations passées, dont les ritons, grands récipients en ivoire, en forme de corne, particulièrement raffinés. Mais encore une fois, je n’ai pu m’empêcher de constater un certain "décalage". En 3 heures de visite, j’ai été le seul visiteur ! Immense bâtiment, recouvert de marbre blanc bien sûr, mais aucune file d’attente à l’entrée, aucune voiture qui franchit la longue allée néo-grecque menant à l’entrée.

Du haut du restaurant Minara, à la tombée de la nuit, les alignements de marbre reflètent les lumières électriques, les parcs reçoivent quelques promeneurs. La ville penche alors du côté de Las Vegas et m’apparaît un peu moins comme un décor plaqué. Le désert des alentours s’estompe, comme l’aspect surréel de cette architecture urbaine. Mais en fait, terminer ma Route de la soie à Achgabat a un avantage: après le choc des extrêmes, après cette ville néo-moderne, le retour à la maison se fait bien plus en douceur…