Route de la Soie /// Bloqués à Khorog, ou les impondérables du voyage

À la fin des hauteurs du Pamir, nous sommes descendus vers la paisible bourgade de Khorog. Un vrai délice : une journée mémorable à se laisser glisser le long de la rivière Gunt aux eaux turquoises hypnotisantes, un hôtel avec salle de bain privée après 12 jours de camping, puis le restaurant Borghur, avec ses plateformes remplies de coussins au bord de la rivière. J’y suis resté allongé, à la romaine, toute l’après-midi du lendemain. Khorog est la « capitale » du Pamir tadjike et, à 2000 mètres, l’endroit est idéal pour un repos du froid et de l’altitude.

Mais au moment de repartir, nous avons été brutalement projetés dans un cours accéléré de politique locale. À 3 heures du matin, des coups de feu, puis des tirs d’artillerie, nous ont réveillés puis inquiétés. Cela a duré toute la journée. L’armée et des opposants se sont battus intensément  pour franchir un pont en plein centre de la ville, à 300 mètres de notre hôtel. Nous sommes donc restés à l’intérieur, à essayer d’évaluer la situation et nos options.

Le téléphone et Internet avaient été coupés, notre support logistique et notre guide local étaient logés ailleurs, à 7 km, et personne du groupe ne parlait tadjike. Peu à peu, nous avons appris qu’un général des services secrets avait été assassiné l’avant-veille; qu’un chef local de l’armée protégeait les présumés assassins; et que l’armée voulait à tout prix les avoir pour les juger. Là dessus se greffait la relation tendue entre la région du Pamir et l’État ainsi que sa lointaine capitale.

La guerre civile entre les deux ne s’est terminée qu’il y a 15 ans, et personne n’a oublié la famine dans laquelle l’État a plongé la région. La population locale semblait donc du côté des opposants, même si elle n’approuvait pas forcément la protection des assassins, ni le trafic de drogue venue d’Afghanistan dont les opposants étaient accusés. Elle semblait surtout, comme souvent, prise entre deux feux. Et nous étions en plein milieu d’un guêpier difficile à saisir.

Toutes sortes de rumeurs nous parvenaient, et toutes sortes de suites possibles. Le visage de la patronne de l’hôtel montrait clairement sa grande inquiétude, même si elle nous assurait que pour aucune des parties les étrangers n’étaient une cible. Mais déjà on entendait parler de civils abattus sans raison, de 200 morts, etc…

Je ne me suis pas senti en danger immédiat. Les coups de feu, quoique parfois proches, n’étaient pas dans notre rue mais à 150 mètres plus loin. Les impacts plus sourds (roquettes ou tirs de chars ?) semblaient même un peu plus loin, de l’autre côté du parc au bord duquel était situé notre hôtel.

Ce qui m’inquiétait par contre, c’était les possibilités d’escalade. Si les opposants recevaient du renfort de leurs frères afghans qui n’avaient qu’à traverser la rivière pour les appuyer. Ou bien lorsqu’une foule de jeunes hommes de Khorog a manifesté dans la rue principale toute proche, poings levés devant les femmes clairement effarées. Des dérapages peuvent si vite arriver et les rumeurs de l’armée tirant sur tout ce qui bougeait dehors, y compris un vieillard dans son jardin ou des enfants jouant au soleil, créaient une ambiance de siège. Je me disais que si l’une des deux parties entrait dans l’hôtel, j’aurais vraiment peur.

Cela ne s’est pas produit. En fin de journée, nous avons découvert que la liaison Internet du lobby de l’hôtel fonctionnait car elle était liée à une autre, satellitaire. Un lien ténu qui nous a permis de contacter l’extérieur quelques minutes par heure. L’organisation à Toronto, qui nous conseillait de demeurer sur place, et les ambassades, qui nous conseillaient de partir dès que possible, n’étaient pas prêtes à nous aider.

Des barrages étant installés en ville, pas question de partir avec des véhicules. Passer les barrages à vélo avec notre sourire comme seule défense et rouler seuls quatre jours le long de la frontière afghane n’était envisagé que par un seul membre du groupe.

Après deux jours, les ambassades nous ont dit qu’ils organiseraient peut-être un convoi, mais SI nous quittions la  ville par nos propres moyens. Des gens sur place nous ont dit qu’il y avait un cessez-le-feu de quelques heures et ils ont aidé ceux d’entre nous qui étaient décidés à partir. Moment difficile à peser le pour et le contre en quelques minutes, puis à préparer un sac avec mes affaires essentielles, portables à l’épaule, en acceptant que tout le reste soit perdu. Oui, j’ai pris mon appareil photo et mon ordi, puis j’ai quitté avec les trois quarts du groupe. Un quart a décidé de rester.

Finalement, nous n’avons pu aller que 5 km hors de la ville, dans un charmant hôtel de 6 chambres doubles qui a hébergé et nourri une vingtaine de personnes dans une ambiance de réfugiés. Le cessez-le-feu temporaire s’est prolongé, la proximité de la frontière afghane a permis à deux d’entre nous d’accéder à un réseau téléphonique (merci, Blackberry), les ambassades ont organisé leur convoi deux jours plus tard, et un hélicoptère a même fait deux rotations pour évacuer les plus chanceux, dont moi. Entre temps, les autres cyclistes nous avaient rejoints avec vélos et bagages.

L’impact sur la dynamique de groupe a été immédiat. Un premier clivage entre ceux qui sont restés et se sont considérés comme loyaux à l’organisateur du voyage, et les autres qui, en l’absence de communication rapprochée, ont décidé de faire ce qu’ils pensaient le mieux pour leur sécurité. Un deuxième clivage s’est produit entre ceux qui ont vécu tout ça sans trop de dommages émotifs et ceux qui ont été nettement affectés par les incertitudes et le danger potentiel. Je trouve que quelques jours de repos luxueux à Dushanbe ont aidé à rapprocher le groupe, mais ce ne fut plus comme avant. Un participant a d’ailleurs décidé de rentrer chez lui sans faire le reste du trajet qu’il avait prévu.

Aux dernières nouvelles, des escarmouches ont continué mais les combats intenses n’ont pas repris. Les opposants accusent l’armée d’avoir amené des troupes avant la mort du général et  utilisé celle-ci comme prétexte pour attaquer les Pamiris. Le gouvernement dit vouloir réduire le trafic de drogue en provenance de l’Afghanistan, trafic qui représente apparemment 50 % du PIB du pays et doit donc sûrement impliquer beaucoup de gens à tous les niveaux.

Mais il est difficile de savoir ce qui se passe vraiment. Peu d’information parvient à l’extérieur, et à l’atterrissage de l’hélicoptère, la police a inspecté nos appareils photos pour effacer les images jugées compromettantes. Rien n’est réglé, et je pense surtout aux Pamiris qui nous ont si bien accueillis tout au long de notre route, et qui se trouvent piégés dans cet imbroglio. Ils ont de nombreuses plaies à panser, et subissent de plein fouet les conséquences de cette instabilité sur le tourisme naissant.