En deux temps, trois mouvements: une traversée du Costa Rica à vélo

Qui tripe sur l’écotourisme a sûrement déjà mis les pieds au Costa Rica, ce petit bout d’Amérique centrale paisible, sans armée ni dictature, qui coule des jours heureux dans le goulot d’étranglement des deux Amériques joufflues. Qui tripe sur l’écotourisme a déjà arpenté ses parcs nationaux et réserves qui font la fierté (légitime) du pays – et couvrent près du tiers de son territoire. Les écotouristes ont sillonné leurs sentiers et leurs ponts suspendus au-dessus des forêts humides, séjourné dans leurs lodges tout confort, observé oiseaux et papillons, nagé dans leurs eaux poissonneuses.

Voilà un petit pays qui a très tôt misé sur ce qu’il avait de plus cher: son milieu naturel. Et investi dans une industrie prometteuse: le tourisme vert. Comprenant que  ce qui allait devenir un phénomène colossal rapporterait bien plus que quelques kilos de bananes ou de café, la république du Costa Rica s’est lancée très tôt dans une vaste offensive de… défense du territoire. Faut dire que, question environnement, le pays est assis sur une corne d’abondance: 5 % de la biodiversité mondiale y est représentée, et sa position géographique est une porte ouverte aux allers et venues de la faune. Résultat de ces années de politique environnementale: c’est le tourisme vert qui génère la forte croissance économique du petit État – et la prospérité de ses quatre millions d’habitants – devant l’agriculture et les produits manufacturés. Un joli pied de nez à ceux qui refusent encore de voir l’écotourisme comme un outil de développement économique de premier ordre! Vu avec les lunettes déformantes du XXIe, qui s’en étonnerait? Mais ramenez tout ça dans le contexte de l’«après-guerre froide» et vous avez là tous les signes d’un parti pris visionnaire et résolument moderne.

De mauvaises langues rapportent pourtant que les années dorées – les années 1990 où l’écotourisme était au top – sont déjà derrière et que le pays commence à céder au chant des sirènes: l’argent facile des resorts étrangers et des villas que les Américains font construire à même le bord de mer, là même où les mangroves constituaient encore des habitats fauniques naturels de la plus haute importance. Signes avant-coureurs d’un certain essoufflement? Surf sur la vague de la demande étrangère croissante, plutôt? L’avenir le dira. Reste que le Costa Rica protège toujours férocement ses richesses inestimables: forêts tropicales, volcans et  bord de mer. Et que s’y déplacer à vélo permet de se rapprocher un peu plus de ses multiples attraits.

Rythme à deux temps: du feu…
Sortir du circuit un peu convenu des guides touristiques pour emprunter les routes secondaires, s’arrêter dans les petits villages affairés du centre du pays, emprunter les grandes artères populeuses de San José: à vélo, on est libre de sortir du cadre, de fuir les rendez-vous et les images figées réservés aux touristes, d’y revenir le temps d’un passage éclair, de croiser hommes et bêtes à l’heure où hommes et bêtes travaillent. Alors qu’on est sur son vélo, le nez en l’air, à l’affût de ce qui passe. Ah! Cet intrépide sentiment de tous les possibles… Le cyclotouriste est un magicien qui cumule les tâches: il pédale et, ce faisant, transforme le décor. Au Costa Rica, la transformation peut être brutale.

Pour un démarrage qui marque, rendez-vous au sommet du volcan Poás, au nord de San José, au cœur de la vallée centrale, la région la plus riche du pays – et la plus agricole. Avec beaucoup de chance, on verra la brume épaisse se disloquer – le temps de faire une ou deux photos – au-dessus du cratère d’un kilomètre et demi de diamètre où trempe une eau chaude émeraude (oui, oui émeraude!) à plus de 300 m de profondeur. Vue saisissante qu’on gardera en son for intérieur pour démarrer une vertigineuse descente de 25 km à plus de 2700 m sur un bitume mouillé par l’humidité ambiante. Il y a bien quelques autobus qui traînent des bataillons de touristes motorisés; gardez votre droite et freinez par à-coups plutôt que par pression continue, et il ne vous arrivera rien de fâcheux!

Jusqu’à Aguas Zarcas, la forêt tropicale humide, striée de chutes vertigineuses, révèle une végétation luxuriante de part et d’autre de la route sinueuse. Nos plantes  ornementales d’intérieur se déploient ici à l’état naturel et à une taille surdimensionnée, dans une vaporisation naturelle continue. Au pied des montagnes, la table est mise: cultures de fruits et de fougères, élevage bovin, plantations de café et de canne à sucre s’étendent à perte de vue. Un itinéraire appétissant pour cyclotouriste affamé!

De drôles de jacassements jaillissent des forêts de roseaux et des jardins d’orchidées; ce sont des oros, de gros oiseaux noirs au bec cornu qui émettent de curieux sons répétitifs. Cariblanco, San Miguel, Venecia: dans les petits villages animés, les enfants en uniformes blanc et bleu sortent par grappes à la fin des classes, livres sous le bras. Au Costa Rica, l’éducation laïque et gratuite est chose sérieuse.

Des cinq volcans costariciens éparpillés dans la vallée centrale, l’Arenal montre un cône parfait. Ce volcan le plus actif du pays fit 80 morts en 1968 lors de son dernier réveil intempestif (l’irruption antérieure date du XVIe siècle). En 1995, on en a fait un parc, le parc national du volcan Arenal, histoire de protéger la cordillère de Tilaran sur laquelle il veille activement. On organise même des excursions pour aller admirer une de ses parois tapissées de lave. Certes, ce volcan n’a pas causé que des dégâts: à ses pieds, La Fortuna a poussé sur le terreau fertile de l’écotourisme, une jolie petite cité qui «malmène» ses visiteurs en tous sens et sans relâche au creux de la jungle sur des ponts suspendus, passerelles et tyroliennes qui quadrillent la canopée et ses microclimats étagés selon l’altitude. Au nord de la ville, à Tierras Morenas, quelques éoliennes ont suivi la tendance «verte» de La Fortuna, «pas assez pour alimenter tous les besoins, mais assez pour lui donner des airs de cité modèle», murmurent encore les mauvaises langues. Dans le parc, on expérimente toutes sortes de sensations fortes – rafting, canot, kayak – tout en observant la faune sauvage au cœur de la forêt primaire habitée. On offre même un rapprochement intime avec le cratère pour aller voir les fumerolles qui s’en dégagent, moyennant 40 $ pour 10 minutes de vol en hélico. Une affaire pour les fous de tourisme volcanique.

… à l’eau douce et salée
Du volcan Arenal, on relie la ville Nuevo Arenal en faisant le tour du fameux lac Arenal, un lac artificiel gigantesque (88 km2) créé en 1974 pour alimenter les besoins énergétiques de la région; il comble actuellement 70 % des besoins du pays! Artificiel, peut-être, reste que ce lac s’enorgueillit d’être le plus grand du pays et que son pourtour voit croître l’offre touristique: boutiques d’artisanat, auberges fleuries, étapes de restauration pour touristes (et volatiles) affamés. On pratique toutes sortes d’activités sur le lac, notamment la planche à voile, gâtés qu’on est par la puissance constante des vents. Le cycliste en soi apprécie modérément, mais se délecte des vues saisissantes sur le lac et ses îlots éparpillés.

Le pourtour du lac Arenal est un joyau pour le cyclotourisme, tout en relief, en courbes et en superbes perspectives sur l’horizon lacustre. Et à mesure qu’on file vers l’ouest, aussitôt que l’image des volcans n’est plus qu’un vague souvenir, la température prend quelques degrés de plus à chaque coup de pédale. Surtout si on choisit de descendre, cap au sud-ouest, vers le Pacifique et ses plages ardentes. Pour s’y rendre, il faut se lancer à toute vitesse dans une longue et délicieuse descente vers Canas, au cœur d’un environnement asséché et torride. Fini les forêts tropicales et l’humidité qui colle à la peau; ici, le soleil vous la brûle le temps de le dire. À Liberia, capitale de la province du Guanacaste, on se croirait presque dans une petite ville d’Argentine avec son église coloniale, ses vieilles maisons et ses vastes pâturages bovins qui ceinturent la ville. L’élevage y est roi, et les restaurants locaux vous apprêtent le steak à merveille.

Dans une interminable montée qui redescendra plus tard vers l’océan, ce dernier tronçon avant l’eau salée est un véritable chemin de croix. Surtout par 40 degrés au soleil. Une chance que les Costariciens se montrent si prévenants au volant, prodiguant aux cyclistes que nous sommes leurs encouragements sans retenue et veillant à garder une bonne distance sur la route. On arrive enfin sur la côte du Pacifique, à Playa Hermosa, juste assez éreinté pour plonger directement dans les vagues salutaires de l’océan cerné de petites collines arides – hiver oblige. Des collines déjà quelque peu grugées par un développement immobilier d’envergure – hôtels et demeures gigantesques pour étrangers fortunés – abondamment contesté au pays (projet Papagayo sur la plage Culebra). Ces terrains privés sont autant d’accès désormais interdits au bord de l’eau pour les Costariciens de la région.

Demain, on laissera son vélo au repos et on profitera à plein régime de ce que la mer offre sans compter: baignade, plongée en apnée, kayak. Après-demain, une randonnée pour aller voir les singes et les toucans, qui sait? Ou se remettre en selle pour revoir encore le vrai Costa Rica, celui de ses villages animés, de ses bataillons d’écoliers et de ses travailleurs infatigables de la voierie qui rendent le cyclotourisme si aisé. Et, comme ces fervents défenseurs de l’environnement, on espérera que ses rivages convoités restent à ceux qui y vivent.

Publié dans le magazine Géo Plein Air, automne 2008