Le mystère de la Création
À vue d’œil – et de nez – le Grand Canyon sent le traquenard. L’«attrape-gogo». L’arnaque à touristes. À peine descendue de l’auto, à quelques foulées du stationnement, je suis devant une carte postale qui relègue toutes les autres beautés du monde au second rang.
C’est trop vaste, trop alambiqué, trop coloré. Trop pour être vrai. Trop facile, aussi. Un paysage pareil, ça se mérite, non? Ça ne se livre pas si vite, si complètement, sans se laisser âprement désirer par une bonne marche d’approche! Ne manquent que les greetings de circonstance pour en faire une carte de vœux. Et pourquoi pas l’hymne américain en fond sonore? Après tout, nous ne sommes qu’à une envolée d’hélicoptère de Las Vegas, passé maître dans l’art de la mystification.
Pour moi, cette mascarade est un immense parc d’amusement virtuel destiné à dérider les cinq millions de grands enfants qui viennent s’y distraire chaque année. Sceptique de nature et agnostique par confession, je décide de faire comme Saint-Simon: douter de l’authenticité du Grand Canyon jusqu’à preuve du contraire.
Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre
Même au Créateur, l’entreprise a requis du temps. Sept jours en tout. À concevoir les pleins et les vides, la lumière et l’obscurité, les créatures vivantes des eaux, de la terre et du ciel. Et le Grand Canyon.
Premier indice: cette formation rocheuse semble obéir à une loi inversée. Si vous pratiquez la marche en montagne, vous en conviendrez: la montagne est un vide rempli de plein. Or, le Grand Canyon est un plein rempli de vide, si j’ose dire. Ou plutôt un plateau grugé en son centre par un instrument tranchant. Le Grand Canyon est un paysage angulaire, coupé au couteau.
Dans tous les guides qui lui sont consacrés (et Dieu sait qu’il y en a), on vous dira que le plateau du Colorado, où plonge le Grand Canyon, s’est formé à la suite d’incessants mouvements du sol, d’allées et venues tectoniques, variant sur le thème de l’émergence et du repli. Tout ça sur une période circonscrite entre l’ère protérozoique (1,7 milliard d’années humaines) et l’aube de la Création, l’ère mésozoïque (70 millions d’années), l’époque mieux connue des dinosaures. Sous l’effet de chaleurs intenses et aux plissements sédimentaires et magmatiques, la Terre a fini, bon an mal an, par former ce que le commun des mortels nomme «montagnes».
Érosion et invasion des océans entassant pêle-mêle boue et sable sur des millions d’années ont laissé des dépôts calcaires, schisteux, argileux et sablonneux, charriant fossiles, vers marins et autres créatures protozoaires dont les couches antérieures portent encore l’empreinte. Au gré des aléas climatiques, une succession de strates verticales plus ou moins dures, colorées selon leur composition, a fini par former le Kaibab Plateau, au cœur duquel plonge, sur près de 2 km, le Grand Canyon, la pierre angulaire de tout ce mystère qui passionne nombre de géologues émérites. S’ils partagent à peu près tous ces certitudes sur la formation précambrienne du Plateau, ils sont encore en proie à de profonds questionnements de détails – que nous ne soulèverons pas ici.
L’étonnante sculpture qu’est le canyon fut réalisée, elle, sur une période circonscrite entre 1,7 et 6 millions d’années humaines. On avance même que les derniers 600 mètres auraient été formés voilà 750 000 ans. Un clignement d’yeux en regard de ce qui précède.
Le Grand Canyon sorti des eaux
Le mythique fleuve Colorado (baptisé ainsi en 1921) naît inlassablement de deux parents incestueux, les rivières Glen et Grand fusionnant au centre-est de l’Utah, et serpente sur plus de 2000 km pour atteindre son point de chute, le golfe de Californie. Il façonne, sur les 450 km de longueur du Grand Canyon, un paysage tout en falaises, corniches et fissures.
Son fameux profil à escaliers, ses sommets en enclumes, ses courbes parfaites, le Grand Canyon les doit aux diverses compositions rocheuses qui se sont pliées (et se plient encore) plus ou moins volontiers à l’œuvre et au débit variable du fleuve. Car, depuis six millions d’années, l’eau charrie, dépose, découpe, polit, va et vient sans se lasser. Une grande question demeure pourtant: pourquoi le fleuve Colorado a-t-il «décidé» de pénétrer de force dans le plateau alors qu’il eût été si simple de le contourner? Les géologues s’interrogent encore.
Depuis 1922, le fleuve le plus légiféré du monde alimente les sept bassins supérieurs de sept États frontaliers qui se partagent ses largesses: Wyoming, Utah, Colorado, Nouveau-Mexique, Nevada, Arizona et Californie. Et l’on exploite ses eaux à grands frais (le barrage Hoover fut construit en 1935 pour les demandes colossales de Las Vegas; on lui jumela celui de Glen Canyon en 1963). À cause d’une consommation énergétique effrénée, l’assèchement le guette (il est déjà totalement asséché au sud de la frontière qui sépare États-Unis et Mexique à cause de la présence de dizaines de barrages). À tel point qu’en 1992, le Congrès américain a voté la Grand Canyon Protection Act, une loi qui vise à réduire l’exploitation du barrage Glen Canyon. Cela dit, le grand Colorado fait les frais d’une consommation d’eau exponentielle que rien ne semble pouvoir freiner.
Pèlerinage ou chemin de croix?
Un trek dans le Grand Canyon n’est pas seulement un voyage dans le temps, c’est aussi un sacré raccourci dans l’espace. Descendez du sommet du South Rim (1500 m) jusqu’au fleuve en contrebas, et vous passez du milieu biologique du Sud du Canada (forêts de conifères) à celui du nord du Mexique (déserts). Cela prendra 11 km. Et huit bonnes heures d’une marche verticale dont vos tendons se souviendront longtemps. En cette fin de décembre, le point de départ, Yaki Point, est recouvert d’un bon pied de neige. La glace appelle même par endroits l’usage des crampons. Mais chaque section de 300 m franchie permet de gagner un ou deux degrés Celsius.
Le vrai défi d’une descente dans le Grand Canyon consiste à regarder où vous posez le pied sans cesser d’embrasser le paysage ahurissant qui se déploie de gauche à droite. Et sans cesser de mesurer les 20 km qui vous séparent du North Rim droit devant. Ce tronçon, que certains marcheurs téméraires ont l’audace de descendre et remonter en deux jours consécutifs, est le plus fréquenté du parc et de loin.
Mais alors que vous pliez sous 30 kg de nourriture (lyophilisée), d’équipement et de rations d’eau, les «randonneurs d’une journée» vont et viennent prestement. Pardonnez-leur: ils ne savent pas ce qu’ils perdent à vouloir faire entrer tant d’émerveillement en si peu de temps! Et ils ne connaîtront pas le réveil matinal au creux des falaises, les marches torrides sur les plateaux, le survol des rapaces, le bruit de la solitude qui vous prend, dès la nuit tombée, dans un campement déserté par l’hiver. Ils ne connaîtront pas plus la neige qu’on voit miroiter sur les sommets que les buissons ardents qui craquent sous les pas.
Une nuit passée au Bright Angel Campground est une invitation à socialiser. Et pas seulement avec les anges. Il y a là une communauté pour qui le mythique Grand Canyon représente une étape importante dans leur vie de trekkeurs. Ils savent déjà que ce «Woodstock des marcheurs» les marquera à jamais. Dans ce premier campement du South Kaibab Trail, certains visiteurs mieux nantis peuvent aussi compter sur le luxe confortable du Phantom Range, la seule infrastructure touristique du parc, qu’on réserve une année à l’avance et qu’on paie en gros dollars. Logés à cette enseigne, les «gentlemen trekkers» font route à dos de mulet sous la conduite de rancheros peu loquaces. Quant à moi, je préfère le plancher des vaches, si abrupt soit-il, à ces montures fatiguées.
Créatures du ciel et de la terre
Poussez un peu plus vers l’est sur le North Kaibab Trail jusqu’au prochain campement (Cottonwood), et vous aurez le Grand Canyon pour vous tout seul. Trekkeurs du dimanche et cavaliers sont restés en rade autour de Bright Angel. À vous la sainte paix! Ça tombe bien, c’est la veille de Noël! La seule visite que j’ai, cette nuit-là, est celle d’un chat sauvage enhardi par le fumet de notre chaudrée nordique. Le félin ira jusqu’à passer une patte sous le vestibule de notre tente pour en dérober les restes.
On nous avait pourtant prévenus: «Pas de nourriture hors des boîtes de métal prévues à cet effet dans les campements», martèle le règlement du National Park dans (presque) toutes les langues. (On dénombre encore trop de cerfs étouffés par l’absorption de sacs de plastique.) Ailleurs, la bonne vieille méthode de suspension des sacs s’impose. Mais c’est compter sans la détermination de nos amies les bêtes, qui trouvent mille et une astuces pour contourner l’obstacle et parvenir «à leurs faims». Une farouche mouffette, de taille très modeste, a bien failli gâcher le reste de ma rando.
La faune ailée, elle, se contente de nous observer le long des sentiers, semblant rire sous cape de notre pesanteur terrestre. Comme ce condor d’Amérique et l’écho de son «frrrrrr» cotonneux laissé par trois mètres d’envergure ailée au-dessus de ma tête. À peine a-t-il trouvé un perchoir sur la falaise qu’un aigle royal lui vole la vedette avec arrogance. Le symbole de l’Amérique, juste pour nous, gratuitement. Mais sans la bannière étoilée.
Et Dieu créa l’Homme
Que le Grand Canyon ait été ou non le paradis terrestre, les experts ne s’entendent pas sur la question. Mais, depuis Adam et Ève, nombreux sont les humains à avoir foulé sa terre aride. Si les chasseurs paléolithiques ne firent qu’y passer pour surprendre le mammouth, les Indiens Havasupais, eux, y vécurent des siècles de chasse et de pêche dans des constructions de pierre dont on peut encore voir les vestiges au Bright Angel Campground.
En déclarant le Grand Canyon «monument national», en 1908, Roosevelt signifie le renvoi des descendants de ces Indiens qui vont s’installer un peu plus loin dans la plaine arizonienne. Le Grand Canyon appartient désormais à la grande nation américaine, qui peut tirer un peu de son prestige de cet exploit de la nature. Avant cela, une poignée d’Espagnols étaient venus fouiller la terre pour voir si elle ne recelait pas un peu de cet or qu’on trouvait en masse dans l’Ouest du pays. À défaut d’or, on y dénicha du cuivre et de l’amiante, et des prospecteurs américains vinrent s’en emplir les poches. Jusque-là, le Grand Canyon n’avait servi que de terre arable aux Indiens et d’Eldorado à quelques prospecteurs cupides.
Plus tard, l’intérêt scientifique du lieu suscita l’ardeur d’une poignée d’aventuriers, menés par le jeune John Wesley Powell lors de la célèbre expédition de 1869. Celui-ci recruta neuf explorateurs pour percer les mystères de ce territoire sauvage. L’aventure tourna au tragique – plusieurs des membres de l’expédition périrent dans les rapides du fleuve – mais Powell rentra au pays en héros et participa, quelques années plus tard, à la fondation de la célèbre National Geographic Society. Cette expédition fit grand bruit et, grâce au chemin de fer initialement construit à des fins minières et forestières, le Grand Canyon devint vite un incontournable du tourisme naissant. Une curiosité qu’on venait admirer en longue robe et en complet-veston, au début du XXe siècle, à bord de trains à vapeur.
Aujourd’hui, l’enceinte du parc est hantée d’une tout autre présence humaine: les rangers, affables mais inflexibles, toujours prêts à vous enseigner les principes du Leave no Trace. «You pack in, you pack out!» claironne le b.a.-ba du randonneur intelligent. Des habitudes qu’on intègre comme une seconde nature. Résultat: vous ne verrez, en huit jours passés à arpenter les sentiers du Grand Canyon, aucune trace de civilisation. Que du naturel 100 % organique. À faire rougir le reste du pays.
Bien que répressifs devant les rares inconduites des trekkeurs – transgressez les règlements du parc et vous aurez affaire à eux –, les rangers veillent surtout à la sécurité des randonneurs. En effet, chaque année, on déplore quelques morts accidentelles dans le Grand Canyon, la plupart étant dues à des noyades dans les remous du fleuve (où il est pourtant formellement interdit de se baigner). Pendant mon séjour, un hélicoptère dernier cri (à turbines) a survolé le parc pendant plus de dix heures pour retrouver le corps d’un randonneur parti équipé pour une courte randonnée et qui n’est jamais revenu. Évocatrice à maints chapitres, cette tragédie illustre, au-delà des dangers de sous-évaluer les risques inhérents à ce milieu, les moyens colossaux dont disposent les parcs américains pour effectuer des opérations de sauvetage.
Plus près de toi, mon Dieu
Avant d’atteindre Hermit Creek, le point de départ ouest d’une remontée du Rim, vous devrez parcourir une cinquantaine de kilomètres de pure félicité: cette marche-là se fait sur le plateau, à mi-chemin entre le fleuve en contrebas et les hauteurs enneigées. Comme un jardin suspendu entre ciel et terre. Parfois, le sentier vous mène au bord d’une falaise et d’une vue vertigineuse sur le Colorado, qui serpente toujours comme un gros reptile. On y vit des jours sur le mode de la béatitude, dans une solitude totale. Pas une âme qui vive, hormis la faune, à des kilomètres à la ronde, voilà un grand avantage du trek hivernal.
Cedar Spring, Salt Creek, Horn Creek: les campements qui s’égrènent ont le dénuement monacal qui convient au recueillement. Une ou deux plate-formes (le sol grossièrement ratissé, quelques rochers en guise de clôture) et c’est l’antichambre du ciel avec vue sur les falaises rouges et le soleil qui s’y noie. Dans ce jardin d’Eden survivent broussailles, cactus, mesquites, armoises argentées, raisins d’Arizona alimentés par de faibles eaux de ruissellement. Le sabot d’un chevreuil pourrait vous y réveiller à l’aube. La fraîcheur du matin cède chaque jour au rayonnement solaire de midi. Plus d’eau dans votre gourde? Sous la fine glace des ruisseaux coule encore un filet d’eau pure et fraîche qui n’attend qu’une faible pression pour s’en libérer. L’âge d’or.
Si, les premiers jours du trek, on abordait le paysage en trois dimensions (et quelles dimensions!), opérant à vol d’oiseau de savants calculs de géomètre, nous voilà désormais enveloppés, après quelques jours à ce régime, dans la quatrième dimension, celle du temps, qui finit par donner sa vraie nature au lieu. Non, le Grand Canyon n’est pas une carte postale déployée sur demande à des passagers d’autobus climatisé. Oui, la vraie profondeur du lieu se livre, pas à pas, à chaque minute passée à en mesurer l’amplitude.
L’élévation
À l’Ouest, le campement Hermit Creek est l’avant-poste de la remontée du South Rim. C’est l’un des plus beaux du parc; il est cerné de strates rouges ondulées qui offrent, par endroits, des abris providentiels. Une bonne idée pour une dernière nuit dans le Grand Canyon. De là part le fameux sentier Hermit Trail, sinueux et abrupt, qui vous conduit, après huit à dix heures de marche (selon votre rythme) à la sortie du parc. «Fameux», parce que c’est l’un des plus longs et l’un des plus fréquentés pour remonter le South Rim. Pour retrouver la compagnie des «autres», ceux qui sortent de leur véhicule, prennent des photos, risquent un ou deux commentaires et repartent vers d’autres curiosités.
Ce sentier-là est connu surtout par les marcheurs qui, s’ils croient avoir une idée de ce qui les attend pendant cette journée de remontée, sont très loin du compte. The last swiftback (le dernier lacet), promis à chaque détour, reporté à chaque virage, reconduit à chaque heure, n’en finit plus de vous mener par le bout du pied, toujours plus haut, toujours plus loin. Tantôt baigné du soleil au zénith, tantôt cristallin dans une neige figée par le froid nocturne, le sentier longe le précipice qui propulse à côté un déploiement de lumière minérale.
Les heures passant, on finit par se prendre pour Orphée, mais avec une singulière différence: si le joueur de lyre descendait aux Enfers, nous, nous y remonterions plutôt, le paradis ou ce qui y ressemble étant résolument tapi au fond de ce canyon. Même avec la promesse d’une douche, d’aliments frais et de draps propres (détails non négligeables après une semaine de trek), je choisis d’y rester. De me mesurer aux relevés graphiques de la Terre. Et de gagner la vie éternelle.
Repères
Un trek hivernal dans le Grand Canyon National Park garantit une relative solitude, mais exige le respect de certaines règles de sécurité: bonne information sur l’état des sentiers, sur la météo et sur les points d’eau, et équipement adapté (bâtons, crampons, équipement de camping hivernal et vêtements techniques). Le temps change très vite dans un canyon, et les écarts de température sont sévères. L’été, ce sont des dangers d’insolation et de déshydratation qui imposent la prudence (il peut faire 46 ˚C pendant la belle saison). Pour y camper, on doit s’y prendre des mois à l’avance, réserver son emplacement dans chacun des campements où l’on prévoit passer la nuit (avec les dates précises) et remplir une fiche d’identification détaillée en cas d’accident. Réservation des sites: 1 800 365-CAMP. (Certains campements sont fermés durant l’hiver.) Tarifs: 5 $US par personne et par jour passé dans l’enceinte du parc. Carte d’accès au parc obligatoire (valable un an): 40 $US. Grand Canyon National Park: Post Office Box 129, Grand Canyon, AZ 86023. Info: www.nps.gov/grca Pour trouver de l’information sur les sentiers et acheter des cartes: (928) 638-2481 ou www.grandcanyon.org