Le Sichuan – Empreintes tibetaines et far west chinois

J’imaginais le plateau tibétain comme un cadre de vie plutôt ascétique. Je m’attendais à y découvrir des plaines sans arbre, jaunies par le froid et la sécheresse, des villages sans trop de charme, ainsi qu’un peuple de paysans pauvres et de moines bouddhistes portant la soutane pourpre.

Pourtant, les quelques kilomètres d’une agréable descente vers la vallée du Lotus étaient bordés d’arbres. En bas, la plaine était plutôt nue, mais néanmoins verdoyante en cette saison des pluies. Et notre première rencontre, à la croisée des chemins, fut celle de jeunes aux longues nattes noires et aux vêtements colorés, chevauchant des motos rouges rutilantes, dont le transistor crachait de la musique rock tonitruante.

En fait, la vallée du Lotus n’est pas située au Tibet, mais dans la partie ouest du Sichuan. Cette région qui couvre le quart du plateau tibétain, juste au pied de l’Himalaya, est de langue et de culture tibétaines… et beaucoup plus accessible aux Occidentaux. Nul besoin de permis de séjour. Le temple qui occupe le cœur de cette ancienne caldeira où nous roulions est le deuxième lieu saint en importance pour les bouddhistes tibétains. C’est là qu’est né et a été élevé le 11e dalaï-lama, au XIXe siècle.

Ce soir-là, nous avons pris un hôtel situé 8 km plus loin, dans le village de Bamei, une bourgade de quelques centaines d’habitants, dont presque toutes les façades sont décorées de portes et de fenêtres en mosaïque multicolore.

Ce qui nous a surpris, c’est l’activité qui régnait dans la rue principale de ce village bien modeste: des dizaines de motos; plusieurs marcheurs aux habits bigarrés et aux chapeaux de cow-boys à larges bords; des jeunes aux coiffures de rockeur venus faire la fête dans des salons de billard; des marchands de champignons dont la récolte séchait sur les trottoirs; des gens venus préparer le temple du village (banderoles, lanternes et autres drapeaux) pour une grande fête bouddhiste le lendemain; et des enfants, partout.

Il faut dire que la politique de l’enfant unique a fait en sorte qu’ailleurs, en Chine, on rencontre plus d’adultes que de mômes. Mais les ethnies minoritaires ont été exemptées de cette politique. Résultat: les familles tibétaines ont souvent toute une ribambelle de marmots.

À cette étape, nous en étions à notre sixième jour de vélo dans le Sichuan. Nous étions partis 2000 m plus bas, dans les rizières et les potagers de la plaine agricole de Chengdu, une capitale ultramoderne de 12 millions d’habitants (en comptant les lointaines banlieues). Nous avons ensuite suivi des vallées spectaculaires, enclavées entre les hauts sommets du contrefort himalayen, puis grimpé trois cols vertigineux (de 1800 à 2000 m de dénivelée chacun) avant d’atteindre enfin ce haut plateau, à plus de 3300 m d’altitude. Mais ici, à Bamei, nous avions vraiment l’impression d’être entrés dans un autre monde.

Le Far West chinois
Le dépaysement sera encore plus total le lendemain, à Tagong, après 29 km de route de terre et de boue, et un autre col plus modeste, de 500 m celui-là. N’eût été des trois temples voisins à l’entrée du village, et des bannières plantées en triangle sur le flanc des montagnes en arrière-plan (c’est la façon tibétaine d’adresser les prières à l’au-delà), on aurait pu se croire dans une ville du Far West américain.

Devant nous, une seule longue rue principale, bordée de maisons en bois aux façades ornées de motifs flamboyants. Partout, des jeunes aux longs manteaux et aux chapeaux à larges bords, des femmes portant des tuniques évoquant les belles années de la culture hippie, des hommes circulant à cheval ou à dos d’âne, quelques boutiques spécialisées dans la vente de selles. Bienvenue au royaume des «sino-cow-boys»…

Il faut dire que la majorité des habitants du haut plateau sont des éleveurs nomades. L’été, ils vivent dans des abris de toile, à flanc de montagne, avec leurs troupeaux de yaks. Le soir, ils descendent dans les villages, le temps de faire un peu de commerce et de se divertir. D’où l’affluence étonnante dans les villages, jusqu’à la brunante. «Ce sont des gens très riches», nous a expliqué Shama, notre guide, un peu envieux de ce mode de vie pastoral.

Entre gorges et hauts cols
Pour ce voyage à vélo hors de tous repères, nous avions choisi la formule du tour guidé, ce qui a été fort utile. Le troisième jour, la route que nous devions prendre par le col de Wolong pour atteindre Rilongzhen, une station de montagne jadis prospère mais dévastée par l’énorme séisme de 2008, avait été fermée juste avant notre passage, en raison d’un glissement de terrain. Sans guides, nous ne l’aurions pas su! Ceux-ci ont donc choisi un autre itinéraire traversant la réserve naturelle de protection des pandas de Yaoji, puis le col du Jiajing, à 3880 m.

Cette longue montée en lacets sur près de 40 km est aujourd’hui couverte de macadam tout neuf. Mais quand nous l’avons empruntée, elle était en chantier, avec plusieurs passages de boue. Imaginez le défi que de pédaler à une telle altitude, en atmosphère raréfiée, sur une dénivelée moyenne de 8 %, quand on rencontre toutes les 10 minutes des camions chargés de terre qui crachent la fumée noire de leur diesel… Il m’a fallu sept heures en moulinant ferme pour atteindre le sommet. Le reste du groupe a choisi de terminer l’ascension… en minifourgonnette. Ma compagne avait quand même atteint plus de 3300 m quand elle a lâché, après six heures.

Attention, il ne faut pas surestimer l’exploit! Notre groupe comprenait une personne de 66 ans, moi qui en avais près de 60, une Américaine de 35 ans et deux jeunes Allemands qui n’avaient jamais entrepris de longues excursions à vélo. Et s’il y a eu trois journées de cols exigeants, il y a aussi eu le bon vieux principe qui veut que… tout ce qui monte redescend.

Le lendemain, entre Rilongzhen et Danba, nous avons ainsi parcouru sans effort 121 km de vélo en descente, en suivant des rivières aux eaux impétueuses. Des paysages tellement saisissants que, lorsque nous avons fait ensuite la croisière dans les Trois Gorges du Yangtsé, nous avons été déçus. Ce que nous avions parcouru dans les gouffres du contrefort himalayen était bien plus impressionnant!

Nous avons eu notre premier coup de cœur pour la culture tibétaine à quelques kilomètres de Danba, dans le petit village féerique de Jiaju. Haut perchée dans la montagne, en partie camouflée par un couvert forestier, la petite localité baignait dans les odeurs du poivre du Sichuan, cette baie rouge qui engourdit la langue et donne le ton aux hot pots, version masochiste de la fondue chinoise qui sert de plat national sichuanais.

À Jiaju, chaque maison découverte en émergeant des sentiers sous les arbres est une œuvre d’art. La décoration intérieure est splendide, comme les vêtements que portent les villageois, ou les plats qu’ils vous servent…

Le retour à la civilisation
Après quelques jours de vélo sur les hauts plateaux, ce fut la descente spectaculaire (2300 m) vers Kangding, sur la rivière Yala. Cette importante cité commerciale située sur la traditionnelle «route du thé» joue le rôle d’interface: c’est là qu’aboutissent les produits agricoles du plateau tibétain, là aussi que les habitants des montagnes viennent chercher l’équipement et les produits importés dont ils ont besoin.

Au petit matin, humant les odeurs d’épices orientales, nous avons parcouru les allées du marché public, un immense bâtiment de béton dont l’activité se répand sur tout le quartier avoisinant. Nous étions un peu tristes, dois-je avouer: Kangding marquait pour nous le retour à la civilisation Han (l’ethnie dominante en Chine), après plusieurs jours d’émerveillement en territoire tibétain.

Nous sommes ensuite descendus à vive allure vers Luding, célèbre parce que c’est sur son pont que se serait déroulé un des rares exploits de la Longue marche de l’Armée rouge de Mao. Une légende aujourd’hui contestée par les historiens… ce qui n’empêche pas les Chinois de passage de se faire photographier sur le pont de chaînes, en uniforme de l’Armée rouge.


Puis ce fut la remontée vers Moxi, une ville touristique en forte expansion parce qu’elle est au pied du glacier le plus accessible dans tout le sud de la Chine. C’est là que nous avons rencontré des Américains et des Européens qui voyageaient en liberté, improvisant leur parcours au gré des rencontres, des dépliants touristiques et de la disponibilité des transports en commun.

Ce jour-là, j’ai choisi de troquer le vélo contre une longue marche en so­litaire, question de bien sentir comment vivent les gens, comment ils occupent le territoire. Comment chaque parcelle de terre, même le long des fossés qui bordent la route, est plantée de maïs. J’ai observé quelques groupes de vieux jouer au mah-jong. J’ai exploré les ruines d’un ancien monastère catholique. À deux reprises, des gens en scooter se sont arrêtés pour m’offrir le transport. Mais comment accepter… quand je n’allais nulle part?

On m’avait dit qu’en Chine, hors des grandes villes, les paysans sont encore intimidés devant les étrangers. Ce n’est plus vrai. Tous les gens croisés sur notre parcours nous saluaient avec enthousiasme, et ceux qui maîtrisaient quelques mots d’anglais n’hésitaient pas à nous aborder.

Après Moxi, il nous restait un dernier col (3200 m), que nous avons grimpé… en fourgonnette cette fois. Cela nous a laissé le seul plaisir de la descente, que j’ai parcourue à vitesse folle en compagnie de trois cyclotouristes chinois lourdement chargés. Tout en bas, nous nous sommes arrêtés le long de la rivière Tian Quan (un affluant du Yangtsé) pour s’échanger quelques photos, quelques sourires et quelques phrases dans un anglais approximatif.

Il nous restait encore deux jours de route avant de reprendre la fourgonnette pour rentrer à Chengdu. Deux étapes, dans deux villages touristiques charmants: Shangli et Pingle. Mais des villages si densément fréquentés par les touristes sichuanais qu’ils nous ont rappelé que notre séjour hors du monde était bel et bien terminé.

Au jour le jour

Notre excursion de vélo de 13 jours dans le Sichuan a commencé près d’Anren,
à une cinquantaine de kilomètres de Chengdu, pour se terminer à Pinglezhen.

Jour 1 Anren-Pingle-col de Chonglai. Détour en fourgonnette vers Boaxing, parce que le col
de Wolong que nous devions emprunter était fermé en raison d’un glissement de terrain.

Jour 2 De Boaxing vers le refuge naturel des pandas, près de Yaoji, notre premier contact avec l’architecture tibétaine… mais aussi avec les routes boueuses. Un des dérailleurs de vélo se casse. Ce ne sera pas le dernier!

Jour 3 Col Jiajing Shan (3880 m), puis redescente vertigineuse vers Rilongzhen,
dans la vallée de la Xiaojin, celle qui fut dévastée par le séisme de 2008.

Jour 4 Journée de descente lente vers Xiaojin et Danba, au confluent de trois vallées profondes.

Jour 5 Montée vers le paradisiaque village de Jiaju, à flanc de montagne.

Jour 6 Retour vers Danba, puis montée le long de la rivière Yak jusqu’au col (3800 m) et redescente dans la vallée du Lotus, puis au village de Bamei.

Jour 7 Route de terre (et de boue) entre Bamei et Tagong.

Jour 8 Deux cols qui culminent à plus de 4000 m ce jour-là…
avant une descente spectaculaire vers Kangding, porte commerciale du Tibet sichuanais.

Jour 9 De Kangding jusqu’à Moxi, en passant par le «mythique» pont de Luding sur la vallée
de la rivière Dadu.

Jour 10 Journée de pause à Moxi (ascension vers le glacier).

Jour 11 En fourgonnette jusqu’au col d’Ellang Shan, puis descente impressionnante dans la vallée de la Tian Quan (la route du thé). Coucher au village touristique de Shangli.

Jour 12 De Shangli à Pingle, puis retour en fourgonnette vers Chengdu.

Jour 13 Visite du Centre de recherche et de reproduction des pandas, en banlieue de Chengdu, puis départ vers Chongqing, pour la croisière dans les Trois Gorges du Yangtsé.

Un voyage personnalisé… qui devient public
Pour ce voyage à vélo, parce que nous ne voulions pas nous retrouver en panne dans un pays où personne ne parle le français ou l’anglais, nous avions choisi un tour guidé, organisé spécialement pour nous par Bike China Adventures.

Cette entreprise a été créée par Peter Snow Cao, un Américain venu d’abord parcourir la Chine à vélo en 1989, alors que le pays commençait à s’ouvrir au tourisme. Tombé amoureux d’une Chinoise avec qui il a vécu aux États-Unis, il est revenu avec elle à Chengdu fonder son entreprise, qui organise des circuits cyclistes dans toutes les provinces du pays.

Parce qu’aucun départ de groupe n’était offert aux dates où nous allions en Chine, Bike China Adventures nous a proposé un itinéraire sur mesure, et l’a affiché dans son site Web. Si nous avions voyagé seuls, il aurait fallu payer le gros prix: plus de 6000$ chacun, pour un voyage de 21 jours incluant 3 jours à Beijing, 2 à Xi’an (célèbre pour les milliers de soldats de terre cuite du tombeau d’un empereur Qin – prononcez «chin» –, la dynastie qui a donné son nom au pays), puis cette excursion de 13 jours à vélo dans le Sichuan, complétée par une croisière
de 3 jours dans les Trois Gorges du Yangtsé.

Mais trois autres cyclistes étrangers se sont joints à nous, coupant la facture du quart et nous donnant droit à deux véhicules d’accompagnement pour transporter les bagages et nous-mêmes (vélos compris), quand il s’agissait d’écourter certaines étapes un peu trop exigeantes.
www.bikechina.com
Aventuriers, ne pas s’abstenir
Aurions-nous pu effectuer ce périple au cœur de la Chine sans recourir à un organisateur de tours guidés? Certainement pas le même voyage, et sûrement pas pendant l’été, la saison humide. Non pas que la pluie nous ait gênés; après tout, nous ne l’avons subie qu’à quelques reprises, jamais bien longtemps. Mais les routes de terre étaient parsemées de passages boueux qui ont mis à rude épreuve nos chaînes et nos dérailleurs. À moins de traîner avec nous un ensemble complet de dépannage, je nous vois mal chercher des pièces de vélo dans les villages isolés du haut plateau.

Mais à Tagong, dans une auberge appelée Sally’s Café, où on annonçait un «menu européen», trois jeunes Français ont appris qu’à une vingtaine de kilomètres de la ville, dans les montagnes, se tenait le lendemain le festival annuel du cheval, une sorte de rodéo version himalayenne. Nous devions repartir. Eux sont restés: des villageois leur avaient offert (en quelques mots d’anglais et beaucoup de langage des signes) de les y amener, repas et coucher sous la tente inclus. Comme quoi on peut maintenant, sans trop de peine, explorer la Chine par soi-même… pour peu qu’on soit aventurier!

Repères
Où? Située au centre-ouest de la Chine, la capitale du Sichuan, Chengdu, est accessible par avion, à partir de toutes les grandes villes de Chine. De Beijing, Shanghai ou Hong-Kong, comptez autour de trois heures de vol. Plusieurs transporteurs aériens offrent le voyage de Montréal vers Beijing ou Shanghai, toujours avec escale via Toronto, New York, Washington ou Chicago.

Quand? Les hauts plateaux de l’ouest du Sichuan disposent d’un ensoleillement constant, mais le gel et les chutes de neige sont choses courantes d’octobre à mars. Mieux vaut choisir l’été. Par contre, les vallées profondes et la plaine sont de climat subtropical avec une saison des pluies (mousson) et de fortes chaleurs de mai à septembre.

Comment? Les Canadiens doivent obtenir un visa (50$) à l’ambassade de Chine, à Ottawa. Vous trouverez le formulaire dans son site Internet, mais vous devrez vous présenter en personne, et l’attente peut être longue. Il vaut mieux faire affaire avec des «courtiers» qui, pour 50$ ou 60$ de plus, serviront d’entremetteurs et règleront les tracasseries administratives. On peut en trouver facilement dans le Web, ou par l’intermédiaire d’un agent de voyages.

Ambassade de Chine au Canada
613 789 3434 ou ca.china-embassy.org/eng
Office national du tourisme de Chine
1 866 599-6636 ou www.tourismchina.org