Nature nomade
«Dans les pas d’Hillary», ainsi s’annonçait ce trek de 25 jours depuis Katmandou jusqu’à la vallée du Khumbu. Au final, il aura été une initiation à la transhumance au cœur d’un des plus beaux paysages de montagnes qui soient.
Les derniers mètres ont été difficiles. Mais j’ai finalement atteint le sommet du Gokyo Ri (5360 m), portée que j’étais par ce rendez-vous que je ne voulais pas manquer. Je savais qu’une fois là-haut, je me calerais devant lui, le regarderais dans le blanc des yeux et lui déballerais mon sac. Un sac à dos plein à craquer de pensées que je traînais depuis qu’on avait quitté Katmandou, trois semaines plus tôt. Depuis avant ça, même. À l’image de ces katas claquant aux vents des cimes, je laisserais ces pensées s’effilocher jusque dans les fractures de ses glaciers, tout en haut. On n’a pas si souvent l’occasion d’avoir l’Everest dans sa ligne de mire. Après une heure de discussion intensément silencieuse, je rebrousserais chemin d’un pas soudainement alerte, allégée par cette pause réparatrice, mais aussi par le sentiment d’être arrivée au bout de quelque chose. Mais, au fond, était-ce le bout?
Apprivoiser la lenteur
Dans les pas de Sir Edmund Hillary? Qui aurait l’audace de mettre ses pas dans ceux du grand homme? Grand, moins parce qu’il fut le premier à fouler le toit du monde (avec Tansing Norgay) que par la manière dont il le fit. En gentleman, en honnête homme. Plus aventurier que conquérant des sommets, Hillary était parti de Katmandou à pied pour se rendre jusqu’au glacier du Khumbu, 160 km plus loin. Puis, un jour de mai 1953, jusqu’au sommet inexploré.
Ce chemin que nous empruntons n’ira guère plus haut que le camp de base, en ce début d’avril. Alors que tant de trekkeurs pressés partent de Lukla (2840 m), à la porte du Sagarmatha National Park1, pour faire le camp de base de l’Everest en 2 semaines aller-retour, nous avons la chance de confier les 25 jours à venir à la lenteur et à la contemplation. Le prétexte: l’acclimatation optimale. Mais en traversant la vallée Ramechhap, depuis Jiri Bazar, je réalise la supercherie… Nos guides tenaient surtout à nous montrer ces montagnes ondulantes et verdoyantes, à la terre grasse, où s’accrochent de petites fermes de subsistance. Une vache de labour, quelques poules, un potager de patates douces et toujours ces enfants souriants, curieux, peu habitués à voir passer ces chapelets de marcheurs qui répondent à leur namaste en joignant les mains gauchement. Des petites maisons béantes s’échappent ça et là des tonalités aiguës de chants népalais.
Notre rythme de marche me surprend d’abord par son extrême lenteur. J’en comprendrai les bienfaits, bien des kilomètres – et des milliers de mètres d’altitude – plus tard. Pour l’instant, j’accroche mon regard à chaque rugosité que je trouve sur ma route pour y rester un peu plus longtemps: comme ces cultures en terrasse déclinant toutes les nuances de vert. Quelques cellules de ma mémoire sont bel et bien restées dans cette descente de la vallée Taktor et sa fameuse forêt de rhododendrons géants, en fleurs, et ses blocs de granit moussus, jusqu’à Junbesi (2700 m).
À chaque étape, nos jeunes porteurs sont déjà là, nos sacs à la porte du guesthouse, tout sourire. Pour la plupart d’entre eux, c’est leur plus long trek, ainsi qu’un certain défi. Après une dure journée, comme celle qui nous mène à Taksindu après des heures de marche sous un orage retentissant, ils nous accueillent avec un hot lemon et un chaleureux namaste. Mais cette soirée autour du poêle à bois, nos effets pendant sur des séchoirs de fortune, vaut bien le luxe des palaces. Tout en lapant ma tomato soup fumante, sur mon petit banc de bois, je me prends à penser que je ne l’échangerais pour rien au monde. Et que rien ne vaut ce sentiment d’être en sécurité, à l’intérieur, au creux de ces montagnes, quand l’orage continue de gronder sa colère foudroyante.
Le gain d’altitude s’est infiltré peu à peu dans notre métabolisme, inoculant insidieusement dans nos cellules l’ordre impérieux de ralentir le pas à chaque étape de plus. Notre nouveau rythme biologique nous permet désormais de distendre les conversations et de multiplier les pauses pour apercevoir les cimes qui pointent à l’horizon, présageant la lente ascension à venir.
Nourrir l’humilité
À partir de Kharikola, plus fréquentée, les choses changent peu à peu. Les maisons sont plus confortables, meublées, et les fenêtres converties en étals de provisions pour attirer le client. Et le client commence à arriver; des trekkeurs se croisent dans toutes les langues. Mais c’est encore le namaste qui nous tient de langage universel. C’est la porte du trek menant au camp de base et, pour les alpinistes, à l’Everest en personne. Dans chaque guesthouse de notre parcours, dalbat et œufs frits nous sont servis par la famille d’un de ces guides de montagne qui font rarement la une des magazines spécialisés. Comme dans celui de Bupsa, tapissé de photos de Pemba Jangbu Sherpa au sommet du Makalu (2008), de l’Everest (2010), du Dhaulagiri (2011) où il a mené tant d’Occidentaux en quête de gloire. Nos sherpas nous servent d’interprètes, et je comprends que ce guide de montagne est le mari de cette femme qui cuisine notre repas sur un feu de bois et le père de ce petit garçon espiègle qui gigote près des braises et des épluchures de pommes de terre.
Les villages se font plus actifs à mesure que nous progressons vers la vallée du Khumbu. Dix fois, vingt fois, il nous faut arrêter sur le côté pour laisser passer des convois de mules qui charrient la nourriture vers les lodges plus en amont. La popularité croissante de ce trek fait sa part dans l’économie locale: il faut bien apporter les «barres» Mars, les paquets de croustilles et les soupes déshydratées pour les marcheurs affamés. Et exigeants, bien souvent.
Entrer dans le passage
Phakding (2610 m) marque le point de départ du circuit officiel du trek parce que c’est de Lukla, tout proche, qu’arrivent en avion la plupart des trekkeurs. Nous voilà en transition entre moyenne et haute montagne. Pour preuve, les mules trouvent là leur limite d’altitude, remplacées progressivement par des croisements de vaches et de yacks pour le transport des charges. Moi aussi, en passant le col de Goyam (3200 m), j’ai le sentiment de pénétrer dans un autre monde, au cœur d’un environnement alpin noyé dans la brume, alors que je franchis la porte sculptée ornée de centaines de drapeaux de prière. Ce passage n’est pas seulement géographique; je transite à chaque pas vers un état plus intérieur, silencieux et vaguement méditatif. À chaque pont suspendu dans le vide entre deux parois verticales, je m’imprègne du dépouillement de la haute montagne. Ces traversées multi- ples éprouvent mon sens de l’équilibre. La température descend à mesure que nous prenons de l’altitude. Je sens mon corps adopter un nouveau rythme.
Journée de repos et de lessive à Namche Bazar (3440 m) et son petit air de village alpin version himalayenne, ses boutiques d’artisanat et son commerce de vêtements de plein air copiés sur ceux des modèles que les marques occidentales font fabriquer en Asie. Le village est affairé, on y construit de nouveaux guesthouses et l’illustre Namche Bakery y sert toujours sa célèbre apple pie, que nous allons chercher encore fumante dès l’ouverture de la pâtisserie. À l’entrée, l’affiche de Bernard Voyer, et de son expédition sur l’Everest en 1999, figure encore au mur avec des dizaines d’autres.
Dans le petit musée de Namche, on peut voir de vieilles photographies d’expéditions himalayennes du temps où sherpas et alpinistes posaient fièrement en vêtements de toile, de grosses cordes en bandoulière et un piolet à la main.
Le lendemain, nous entamons une section minérale, vers Dingboche (4410 m), cernés par l’ombre de ces amis intimes qu’on découvre pour la toute première fois: Ama Dablam, Island Peak, Tabuche, Lhotse2. Je lève les yeux vers les cimes blafardes et mon imagination y dépose quelque alpiniste funambule en équilibre sur le fil de ses arêtes glacées. En chemin, nous croisons des caravanes de yacks dans leur lente marche butée, courbant sous le poids des sacs d’expédition qui s’amoncellent sur leur dos.
Côtoyer les divinités de la nature
Gorak Shep (5140 m), «cité-dortoir» pour alpinistes que nous avons baptisée «le donjon» à cause du froid humide qui y règne. Les murs sont tapissés d’affiches, de t-shirts et de fanions à l’effigie des expéditions internationales qui y ont fait halte. En peu de jours, nous sommes passés dans l’antre de l’Everest; les lodges sont des abris temporaires ouverts seulement en saison (printemps et automne), quand affluent les trekkeurs. Fini, les villages habités. Fini, les hommes, les femmes, les enfants. Ici, on est dans l’univers des dieux, au royaume mystique de Bouddha et Brahma.
Le petit mal de tête est devenu familier. Je sens mon cerveau tourner au ralenti. Le matin, j’ai du mal à avaler ma ration de gruau et mon estomac refuse désormais toute friture au menu. Je m’en tiens aux nouilles, plus digestes. Je sens que, pour les jours à venir, il me faudra puiser dans mes ressources intérieures pour trouver l’énergie nécessaire. Mais je sais qu’elle s’y trouve bel et bien, cette énergie, tapie au fond de moi.
L’ascension du mont sacré Kala Pattar, c’est pour le principe, parce que nous la terminons dans une brume opaque d’après-midi. Au sommet, des vents furieux nous empêchent d’y rester plus que les minutes nécessaires à la photo d’équipe. J’ai du mal à demeurer solidement sur mes jambes tant je sens la tempête m’arracher de la bouche les molécules d’oxygène raréfiées qui virevoltent à cette altitude (5550 m). Les dieux des montagnes sont en colère, sans doute à cause du recul phénoménal des glaciers. Katas et drapeaux de prière parviendront-ils à les calmer?
De Gorak Shep, nous ne sommes qu’à deux heures de marche du camp de base de l’Everest, un campement de plusieurs centaines de toiles jaunes éparpillées sur le relief capricieux du glacier du Khumbu. Une société des nations qui attend son heure pour planter un drapeau au sommet du monde. Devant le monument de pierre qui en marque le cœur, les Kodak crépitent. Je suis en proie à un curieux brassage d’émotions. Heureuse d’y être, mais sans pouvoir dire pourquoi. Ce sera pour plus tard. Pour l’heure, je ne pose pas pour la postérité, préférant graver cet instant sur ma carte mémoire intime.
Boucler la boucle?
Je sais désormais qu’une fois le Cho La Pass (5368 m) franchi, nous entamerons une lente descente d’une semaine par la vallée de Gokyo. Mais ce n’est pas une mince affaire, surtout en raison de la neige croûtée qui s’y est déposée durant la nuit et qui rend notre ascension périlleuse. Et aussi à cause de la traversée du glacier, interminable sur le manteau de neige qui s’y est amoncelée. Ce jour-là, nous passerons 10 heures à monter et descendre une centaine de fois les vagues de montagne ondulant jusqu’à notre bivouac. Mais en perdant de l’altitude un peu plus chaque jour, nous ressentons ce nouvel afflux d’oxygène comme une renaissance; toux, essoufflement, maux de tête se sont évaporés dans les hautes montagnes.
Au terme de notre lente descente vers Lukla, un petit avion Twin Otter nous ramène au point de départ, Katmandou, après 25 minutes de vol vertigineux, pour faire en accéléré, et en sens inverse, 25 jours de marche. La dernière journée, je réalise que, s’il m’était permis de le faire, je serais prête à poursuivre ma route encore bien longtemps. Mon corps et mon esprit sont en phase.
À bord de ce petit avion, je sais déjà que, dans plusieurs semaines, je ne serai pas encore rendue «au bout» de cette expérience. Parce que j’ai compris en chemin que celle-ci n’a pas de «bout» et que je la revivrai bien souvent, en pensée, pour tâcher d’en saisir toute la portée. Une expérience en boucle, à la manière de la «roue de la vie», chère aux Bouddhistes.
1 Ce parc national englobe le mont Everest et est classé site du patrimoine mondial de l’UNESCO.
2 Ces montagnes culminent respectivement à 6812 m, 6189 m, 6495 m et 8516 m.
Sir Edmund Hillary et l’Himalayan Trust
Une fois passée l’euphorie de sa première montée sur l’Everest, Edmund Hillary a voulu aider le peuple sherpa à implanter et à maintenir des services de soins de santé, mais aussi un système d’éducation, notamment dans la région du Khumbu. La reforestation de certaines zones faisait également partie des actions menées par sa fondation, l’Himalayan Trust, qui a pu profiter de fonds privés pour mener à bien ce projet. Parmi les projets réalisés, on compte aussi l’école de Kunde (près de Namche Bazaar) et l’école de Khumjung, créée en 1961.
En 1974, la fondation Sir Edmund Hillary a vu le jour au Canada, sous l’impulsion de ce dernier, qui en a été vice-président, et de W.F. «Zeke» O’Connor, un Canadien qui a participé à l’expédition commémorative sur l’Everest en 1973. En 2011, la première école secondaire a été créée dans la région reculée de Phaplu grâce au financement de la fondation, assuré par des dons privés, mais aussi grâce au club Rotary de Calgary et à une ONG locale.
www.thesiredmundhillaryfoundation.ca
Quelques ONG actives
Kathmandu Environmental Education Project
Le KEEP est une des ONG écotouristiques les plus influentes au Népal. Elle est née sous l’inspiration d’une jeune alpiniste britannique qui a entrepris l’ascension du Island Peak en 1992 pour sensibiliser la communauté internationale à la dégradation environnementale de la région du Khumbu, hautement fréquentée. Aujourd’hui, l’organisme se penche sur les moyens de garantir la pérennité écologique du territoire et le maintien d’un tourisme responsable et durable au bénéfice du peuple sherpa. Une de ses actions consiste à dresser la liste des choses à faire ou ne pas faire en trek (utilisation de l’eau chaude, gestion des déchets, tenue vestimentaire des femmes trekkeuses, etc.).
www.keepnepal.org
International Porter Protection Group
Le IPPG a été fondé en 1997 pour protéger les conditions de travail des porteurs de trek népalais et, plus largement, instaurer un tourisme éthique durable. Les porteurs jouent un rôle majeur dans l’industrie de l’écotourisme du Népal et leur travail durant un trek leur permet, en retour, de couvrir les frais de leur famille durant plusieurs mois. L’ONG s’engage à fournir aux porteurs des vêtements et équipement adéquats, ainsi que des soins médicaux et des assurances. Elle s’assure aussi que chacun ne porte pas plus que les 35 kilos de charge réglementaire.
Un porter shelter and rescue post (qui relève de l’IPPG) est installé dans la vallée de Gokyo, à Machermo, considérée comme la «Death Valley» de la région himalayenne en raison du nombre important de porteurs décédés
à la suite de conditions de travail trop rudes et de maladies. Contrairement aux trekkeurs, les porteurs y sont soignés gratuitement grâce à un personnel médical bénévole.
www.ippg.net
Himalayan Rescue Association
Dans deux régions du Népal – Annapurna et Pheriche (route
du camp de base) –, cette ONG prodigue, depuis 1973, une assistance médicale et un service d’évacuation aux trekkeurs et alpinistes en difficulté. Tenue par des médecins occidentaux bénévoles (et parfois népalais), elle fonctionne durant les deux grosses saisons des treks. La HRA a instauré récemment un petit dispensaire au camp de base de l’Everest pour coordonner les évacuations en cas de maladie sévère ou d’accident grave.
www.himalayanrescue.org
Démonstration de l’utilisation du caisson hyperbare, avant l’expé.
Un moment inoubliable dans la vallée Taktor et ses rhododendrons géants.
Nos sherpas préparant le dalbat, spécialité locale, avec les moyens du bord.
Affiche représentant Pemba Jangbu Sherpa, l’un de ces alpinistes anonymes, au sommet du Dhaulagiri (8167 m).
Monastère au pied des montagnes.
Descente vers la rivière à la traîne des yacks.
Le guesthouse de Gokyo et son lac gelé.
Les murs du guesthouse de Gorak Shep reconvertis en babillard pour expéditions himalayennes.
Yacks partant à vide du camp de base de l’Everest.
Filet nuageux sur le toit du monde.
L’heure est au repos au guesthouse de Chukung.
Nourriture et équipement portés à dos d’homme vers les guesthouse d’altitude.
À ne pas manquer après le trek: Bhaktapur, près de Katmandu, ville historique du XIIe siècle et ses fabuleuses sculptures de bois.