Pèlerinage au Nitassinan


Taxi George. Terminus: Mushuau Nipi.

Danielle Descent n’est pas une femme ordinaire, c’est le moins qu’on puisse en dire. Partie à 20 ans en voyage sur la Côte-Nord, elle fond pour ce coin de pays grandiose, décide d’y rester, devient psychologue et travaille pour les communautés innues, épouse un Innu et élève ses en­fants métis à Maliotenam. Trente ans qu’elle vit et travaille dans les communautés, qu’elle s’implique à tous les niveaux : elle participe à monter un spectacle de marionnettes géantes (L’aide de Maish-tapeu) avec le concours de la stratégie nationale de prévention du suicide chez les jeunes Autoch-tones, amène des jeunes Innus en expédition de canot pour resserrer leurs liens avec la nature, etc. En 30 ans de vie indienne, elle est devenue indienne à sa façon : elle n’a pas son pareil pour vous dépecer un caribou, braiser l’outarde ou dénicher de petits fruits sauvages. Je le sais, je l’ai vue faire. 
 
Quand j’ai rencontré Danielle en entrevue de sélection pour notre concours, j’ai été saisie par la vigueur de sa poignée de main et par la clarté bleutée de son regard. Une vraie poignée de main, et un vrai regard. Elle m’a parlé de Kaniste, feu sa belle-mère (la mère de son mari), une femme qui l’a initiée aux traditions, aux valeurs et au savoir-faire innus. Et j’ai compris que, pour elle, se rendre au Mushuau Nipi, sur cette piste ancestrale et mythique, représentait bien plus qu’une expérience inoubliable: il s’agissait d’un véritable pèlerinage au cœur de la mémoire collective de cette nation, un retour aux sources d’une culture qu’elle a faite sienne peu à peu. 
 
Le quatrième Séminaire nordique autochtone organisé l’été dernier par Serge Ashini Goupil et Jean-Philippe L. Messier, avec l’aide des Amis du Mushuau Nipi, a rassemblé, autour de nos extraordinaires hôtes innus et blancs, de remarquables professionnels qui témoignent d’un engagement rare, tant sur le plan politique qu’environnemental. Autour des coprésidents Marie Léger, de Droits et Démocratie, et Roméo Saganash, du Grand Conseil des Cris (entrevue à lire en page 54), nous avons eu la chance de côtoyer le député fédéral Bernard Bigras, porte-parole en matière d’environnement, et David A. Walden, secrétaire général de la Commission canadienne pour l’UNESCO, pour ne citer que ceux-là. Au cours de notre dernier repas, David Walden m’a fait cette confidence qui m’est restée en tête et que je ne peux m’empêcher de partager avec vous: « Danielle est une des fem-mes les plus extraordinaires que j’aie connues. » Voici le récit inspiré de son pèlerinage.
 
Nathalie Schneider
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Revoir le lieu de ses origines permet parfois de mieux comprendre sa famille ou encore les raisons de son propre exil. Aller à la rencontre de mes origines m’aurait amenée par-delà les mers d’Alsace, en Normandie, puis d’Écosse en l’Irlande, n’eût été ce vieil adage: Qui prend mari prend pays. C’est donc en pays d’adoption – celui de mon mari – que je suis allée faire ce pèlerinage au Nitassinan, le pays des Innus, à prèse de 2000 km de Maliotenam, où je demeure. Nitassinan, c’est la Côte-Nord et le Labrador, le littoral et l’intérieur des terres jusqu’au territoire des Inuits.

Son histoire, comme celle des gens qui y vivent, est à la fois ancienne et récente selon qu’on est Autochtone ou pas. Un peu avant que le fleuve se perde dans la mer, il est une magnifique et vaste baie, abritant des îles montagneuses. Les Blancs qui vinrent par la mer ont nommé l’endroit Sept-Îles; les Innus qui, eux, venaient de l’intérieur des terres par les grandes rivières désignèrent l’endroit simplement du nom de Uashat, qui veut dire la baie. C’est là que j’ai pris à la fois mari et pays.

Au pays de la terre sans arbres
Les contacts intensifs et continus entre Innus et Blancs datent d’une cinquantaine d’années. Au milieu du siècle dernier, les Innus délaissent les grandes rivières et s’établissent le long du littoral. Pendant qu’ils attendent que leurs enfants reviennent du pensionnat, ils s’adaptent à une autre façon de survivre. Ils retournent maintenant dans le Nitassinan par le train, l’auto, la motoneige et parfois l’avion. La remontée ancestrale par les grandes rivières est devenue un voyage quasi mythique. Kaniste, ma belle-mère, de son nom Christine Michel, m’a longuement décrit ses voyages sur la piste traditionnelle et à travers le Nitassinan. Cette route entre l’Arctique et l’Atlantique a une réputation féroce: des portages éreintants allant jusqu’à 14 km dans les montagnes, des vents formant des vagues de près de 2 m sur des mers intérieures, les esprits qui pleurent dans les rochers, les cimetières perdus. La piste est aussi fascinante: des lieux où on dansait toute la nuit en attendant le retour des petites bernaches, les promontoires d’où on guettait le caribou, le pouvoir des esprits maîtres, l’odeur des aulnes.

Kaniste me parla aussi de ce lieu, Kanuauakant Atik, où les caribous traversent par milliers le Mushuau Nipi. J’associai deux choses à ce lieu au nom évocateur: les monticules de pierres qui parsemaient le site de campement et la légende des aiglons dont le déroulement se situait dans la région. (Mes voyages exploratoires des voies suivies par ma belle-mère m’ont appris que «dans la région de» pouvait facilement couvrir plusieurs centaines de kilomètres carrés!) Les années passèrent, et Kaniste nous quitta avant que j’aie pu lui ramener des nouvelles du pays de la terre sans arbres.

Une prière pour Géo Plein Air
Connaissant un peu mieux ma passion pour le Nitassinan et les voyages de reconnaissance inspirés des souvenirs de Kaniste, imaginez ma stupéfaction lorsque je découvre que le magazine Géo Plein Air organise un concours dont un des prix est justement un séjour au Mushuau Nipi, plus précisément à Wedge Point. Je calcule que mes chances de remporter ce concours sont à peu près nulles, mais ne pas essayer équivaut à renoncer, option draconienne et sans retour. Bref, je me lance en mai 2008 dans la rédaction d’une lettre de 250 mots, laquelle me vaut à ma grande surprise d’être retenue pour passer une entrevue en juin 2008. Je passe proche de ne pas me rendre à ce rendez-vous à cause du coût exorbitant du billet d’avion Sept-Îles–Montréal. Enfin, selon mes calculs, ça revient moins cher qu’une expédition de canot à partir de Schefferville telle que celle que je prévoyais pour l’été 2009.

Sans doute à cause d’un certain atavisme, je suis animée d’un besoin urgent de prier dans les situations difficiles et sur lesquelles je n’ai pas de contrôle. N’osant tout de même pas déranger le Créateur pour un sujet aussi frivole, je meuble les minutes précédant mon entrevue par un lobbying spirituel auprès d’Innus s’étant révélés très généreux à mon égard autant pendant leur vie qu’après leur mort. Déambulant dans le parc La Fontaine en face des bureaux de Géo Plein Air, je leur parle de mon désir de me rendre au Pays de la Terre sans arbres pour y honorer les Anciens. Juste avant de me rendre à l’entrevue, je me dis qu’au moins j’aurai vu, une fois dans ma vie, le parc La Fontaine, ses gros écureuils curieux et ses canards blasés.

Un campement au bout du monde
Prière exaucée, je prends donc l’avion le 11 août de Sept-Îles vers Schefferville, puis le jour même l’hydravion vers le lac Musqua-nipa, en compagnie de plusieurs des participants au quatrième Séminaire nordique autochtone organisé par Aventures Ashini et les Amis du Mushuau Nipi. Dans ce campement de tipis, dressés au bord de la rivière George, nous serons une vingtaine de personnes, soit six membres du personnel, neuf conférenciers et cinq visiteurs (dont votre serviteur). J’assiste à douze conférences, deux présentations de films, une visite archéologique et participe à trois sorties guidées sur le terrain.


Taxi George. Terminus: Mushuau Nipi.

Par chance, je possédais quelques notions en protection du patrimoine et en droits autochtones; sans elles, il m’aurait été bien plus ardu de suivre les différents ateliers faisant valoir les enjeux en matière de stratégies de développement durable, de protection du patrimoine et de différents concepts reconnus dans les négociations des droits autochtones. Un séminaire pour spécialistes de la question? Oui et non, car il n’y a souvent rien de mieux qu’un vrai spécialiste pour vulgariser son propos. Surtout quand il le fait autour d’un bon repas de saumon ou de caribou. À ce chapitre, l’expérience gastronomique est extraordinaire: une cuisine à base de caribou et de poisson apprêtée à la façon nouvelle cuisine autant que selon les rites de la cuisine traditionnelle innue. Si votre cortex cérébral ne retient pas la totalité des concepts évoqués, faites confiance à votre nez et à votre palais pour vous souvenir combien divin est le caviar de saumon lorsque préparé par David André et servi au petit-déjeuner sur des morceaux de bannique cuite par Elizabeth Ashini.

Seule ombre au tableau: mon désir d’explorer les lieux et de m’imprégner de l’esprit de la toundra est freiné par les interdits érigés par les polices d’assurance couvrant le séminaire et limitant leur couverture à la pres­qu’île sur laquelle sont installés les tipis. En sortir suppose d’être accompagné d’un guide patenté. Sécurité oblige.

Des visions hors du temps
Je me lève tôt le matin, avant le lever du soleil, parle en mon cœur avec ceux et celles qui, pendant des milliers d’années, ont arpenté ce lieu, observe les oiseaux et prépare le café. Le reste de la journée est consacré aux activités organisées dans le cadre du séminaire.

Le plus beau dans tout cela, c’est encore le coup d’œil que je promène aux alentours. La nuit comme le jour, je ressens une énergie, à la fois douce et dure comme ces pierres posées l’une sur l’autre et qui forment les fameux monticules de Kaniste. Elles sont encore là, les caches de pierres des Anciens. Là, aussi, disposées en centaines de cercles, les pierres servant à retenir les rebords des tentes. Et d’autres pierres plus fines en quartzite de Ramah taillées en pointe de lance pour arrêter le caribou qui traverse.

Et je parle à Kaniste:
«Deux caribous seulement se sont risqués à traverser la rivière.
— Seulement deux caribous? me dirais-tu, puis, songeuse, tu ajouterais:
Il y avait des années comme ça où même ceux qui se rendaient au Mushuau Nipi avaient peine à survivre. Il fallait alors chercher à atteindre nos caches, sous les monticules de pierres. Si on tombait sur la réserve de quelqu’un d’autre, on pouvait se servir, mais il fallait en laisser… Tu comprends, il fallait que tout le monde survive.»

Notre monde en est-il encore un où la survie des autres nous importe?

Les ressources naturelles de la planète sont autant de caches pour la survie des populations à l’échelle planétaire, présentes et futures. Sommes-nous en train de tout piller sans rien laisser à ceux qui viendront après? Le code de conduite des Anciens était aussi inscrit dans les légendes. Je comprends mieux aujourd’hui que Kaniste, me parlant des monticules de pierres, y avait aussi associé la légende des aiglons. Il en allait à peu près ainsi: Un jour, dans la région du Mushuau Nipi, des enfants trouvèrent un nid d’aigle. Trois petits aiglons s’y trouvaient. Leurs parents leur avaient défendu de faire souffrir les aiglons, mais les enfants s’amusèrent à leur enlever les plumes une à une et laissèrent les aiglons à leur sort. C’était très tôt au printemps et il y avait encore de la neige au sol. Les enfants retournèrent au campement sans rien dire à leurs parents. Pendant la nuit, un fort vent se leva et le feu rasa toutes les tentes du campement, laissant les gens à moitié nus et sans ressources. Le chef les rassembla et tous cherchèrent une explication. C’est alors que les enfants racontèrent ce qu’ils avaient fait subir aux aiglons.


Party de cuisine devant le fumoir: ici avec Elizabeth Ashini, l’hôtesse innue
du Mushuau Nipi et Roméo Saganash.

Une association s’est formée, celle des Amis du Mushuau Nipi, pour la protection intégrale de la rivière George; cependant, les pilleurs de nids sont en route… Avant de reprendre l’hydravion pour Schefferville, Anne-Marie André, qui a passé bien du temps en ce lieu, m’accompagne sur le terrain près des vestiges de ses ancêtres. Toutes deux, nous remercions et prions pour la paix dans le monde et pour le respect de tout ce qui le compose.

***
Les mois ont passé. Je ne peux m’empêcher de retourner, par la magie du rêve, au-dessus du mont Tshiuetin qui s’élève de l’autre côté du lac Mushuau Nipi, en face du campement. De là-haut, je jette un regard sur la toundra, les rivières, les sommets comme autant de fenêtres ouvertes superposées sur l’écran de mon âme. Et je sens tout mon intérieur s’agrandir.

Epilogue
Peu de temps après mon retour à Uashat, Sylvain Saint-Onge, Innu de 34 ans, père de 5 enfants, fils d’ex-pensionnaire1, petit-fils des chasseurs innus du Mushuau Nipi, s’est suicidé à Sept-Îles, au lieu-dit «Vieux Poste», vestige reconstitué et bien entretenu des premiers contacts… La cache de survie était-elle vide? Pourquoi cet événement prend-il dans ma tête les allures d’une contestation désespérée?  •

Un merci tout spécial à Géo Plein Air en la personne de Nathalie Schneider, aux hôtes du campement Ashini et à tous les participants du 4e Séminaire nordique de l’été 2008.

Repères: Le Séminaire nordique autochtone se tient chaque été au campement du Mushuau Nipi, en milieu sauvage; c’est l’occasion de vivre une expérience en tourisme nature et culture unique, au bord de la rivière George.

Info et inscription: 418 842-9797; [email protected] ou www.ashini.com