L’île miracle

Sur l’île à Vache, au large de Port-au-Prince, pas de routes, pas d’autos, pas de bruit, si ce n’est le vent dans les palmiers, le rire des enfants sur les mornes et le piaillement des oiseaux. Ses quelque 12 000 habitants vivent de la pêche et de l’agriculture, et rêvent d’écotourisme. 

 

Chaque fois que j’aborde la question du tourisme en Haïti avec des amis haïtiens, ils me parlent de l’île à Vache. «Un paradis», ainsi la résument-ils. La seule île vierge de la Caraïbe, sans routes. Une mer turquoise bordée de cocotiers, des villages pittoresques, des mangues à profusion et des vaches qui broutent l’herbe depuis les temps forts de la piraterie. Et un hôtel du nom de Port Morgan, ainsi nommé en souvenir du flibustier Henry Morgan qui fit de cette île charmante son avant-poste pour attaquer

Panama. Un hôtel si joli et si bien organisé, d’ailleurs, qu’un tourisme de luxe avait commencé à s’y développer.
Mais, depuis le séisme de janvier 2010, les clients ont disparu. Em­bryonnaire, le tourisme y est prometteur, «à condition de le prémunir du tourisme de masse», explique Paul Emile Simon, architecte urbaniste et ex-conseiller au Bureau de révision du plan directeur ouest, au ministère du Tourisme. «Je ne sais pas si je demeurerai conseiller dans le nouveau gouvernement de Michel Martelly, qui prend forme actuellement, mais si tel est le cas, mon plan directeur suggère le non-développement des transports motorisés sur l’île à Vache. Pour que l’île garde son caractère naturel et séculaire.» Il faut dire que ce site unique dans la zone caraïbe doit beaucoup à sa simplicité. Car, mis à part deux hôtels de luxe édifiés dans le respect de l’environnement et accessibles en bateau seulement, aucune construction dérangeante ne vient défigurer le paysage.

Découverte de l’île
«Tout ira bien, soyez rassurée, m’avait dit au téléphone Didier Boulard, cofondateur de Port Morgan. On ira vous chercher à l’aéroport pour vous mener à l’hôtel Le Plaza. Puis, le lendemain, un chauffeur vous conduira à l’arrêt d’autobus pour les Cayes, où un employé de l’hôtel Morgan viendra pour vous amener jusqu’au wharf [quai] de la ville. La navette ne partira pas sans vous.»

Construit sur les hauteurs d’une baie qui servait de refuge aux pirates au XVIIe siècle, Port Morgan n’a rien du grand resort de bord de mer. Habilement intégré au paysage, l’établissement fait partie de ces «écohôtels» qui, malgré un certain luxe pour un hôtel érigé en pleine nature, résultent d’une approche responsable. Cet hébergement chaleureux et intime emploie localement, achète localement et respecte les traditions locales. Pour entretenir l’immense terrain ainsi que la grande piscine à l’eau de mer et les 22 chambres installées dans des cases créoles, l’hôtel emploie 40 personnes provenant du village voisin de Cacoq et des Cayes. Les guides de randonnée sont recommandés par l’hôtel.

En cette chaude journée de juin, après un délicieux petit-déjeuner composé de jus de grenade maison, de fruits frais, d’œufs brouillés, de pain, de mamba (délicieux beurre d’arachide haïtien, légèrement pimenté) et de «café pays», je m’apprête à quitter le site en compagnie de Larie, mon guide, pour une randonnée de 5 km en direction de la plage de l’anse Dufour.

Dans le village de Cacoq, de l’autre côté de la baie Ferret, un groupe d’enfants dévalent le morne en chantant au son des tambours. «C’est pour chasser les maladies : la malaria, le choléra, la bilharzioze, le sida…», m’expliquera plus tard la directrice de l’école baptisée L’Étoile du matin. Aujourd’hui, 17 juin 2011, on célèbre le dernier jour d’école. On m’invite à participer à la fête.

Une île qui s’explore à pied
Dans le cahier des activités de l’hôtel, on définit les randonnées en temps et non en distance. On lit 70 minutes pour l’anse Dufour, via le village de Cacoq. Ça, c’est si vous évitez tout contact avec la population locale, un non-sens en Haïti : comment comprendre l’âme créole si on est pressé ? De toute manière, la vie est trop complexe dans ce pays pour aller vite. La randonnée nous prendra finalement trois heures.

L’île à Vache se découvre à pied, à vélo, à dos d’âne ou de cheval et en bateau. Située à une quinzaine de kilomètres au large des Cayes, l’île mesure 15 km de long d’est en ouest et 5 km de large dans sa partie la plus large. La côte orientale est marécageuse et abrite une mangrove – une des plus grandes du genre en Haïti. L’ouest est jalonné de champs et de plaines.

Malgré le manque d’électricité, d’eau potable, de réseaux routiers, de communications, l’île possède le charme naturel des Antilles, entre sable blanc et mer turquoise, collines verdoyantes, manguiers et cocotiers à profusion. On y cultive le maïs, la canne à sucre, le manioc, la patate douce et le vétiver, traité aux Cayes puis exporté en France à des fins cosmétiques. Ici, pas de forêt tropicale dense ; vue de la mer, on dirait l’île de Gilligan des Joyeux naufragés.


L’affairée Madame Bernard
Le lendemain, balade d’environ cinq heures en mettant le cap vers la capitale, Madame Bernard, qui vit au rythme de ses deux marchés hebdomadaires, une petite ville grouillante et affairée, parcourue en tous sens par des gens venus à pied et en bateau des villages environnants pour acheter ou vendre leurs marchandises. C’est sur la mer que le spectacle est le plus saisissant. Une multitude de «bateaux pays» surmontés d’une voile improvisée naviguent, souvent depuis les Cayes, chargés à bloc de monde et de denrées. Impressionnant quand on sait que les habitants de la Grande Terre ont peur de traverser ce bras de mer de 16 km depuis la ville.

Je ne m’attendais pas ce jour-là à tomber sur sœur Flora, une infirmière canadienne de 70 ans qui gère depuis 30 ans un orphelinat d’une soixantaine d’enfants, dont 16 lourdement handicapés. Ce petit bout de femme énergique vit à toute allure entre les 400 élèves de l’école de Madame Bernard, les accouchements, le dispensaire, les enfants affamés, les malades et les blessés en tous genres. Rien ne semble la déboulonner – excepté l’avenir de sa maison d’accueil.

«En ce moment, j’ai besoin de couches en papier, dit-elle. Depuis la crise du choléra, plus personne ne veut laver de couches en coton. Il me manque aussi du Robaxisal Extra Fort, pour soulager les maux de dos.» Qui reprendra le flambeau lorsque sœur Flora prendra sa retraite ?

En attendant, la petite sœur aux cheveux gris enroulés en chignon serré, qui tient seule à bout de bras l’œuvre de sa vie, invite les touristes qui le désirent à venir donner un coup de main à l’orphelinat. Et pas besoin de diplôme à n’en plus finir, ni d’appartenir à une ONG quelconque.

En Haïti, les touristes doivent d’ailleurs témoigner d’une certaine souplesse, et préférer l’exploration au programme préétabli. L’écotourisme est affaire de moments choisis, de ceux qui vous laissent un souvenir tenace et persistant : un tour de pirogue en compagnie d’un pêcheur, une discussion impromptue avec un paysan, des lambis grillés dégustés sur la plage au coucher du soleil, de grandes randonnées sur les mornes, un bain de mer, de la plongée et, plus que tout, des amitiés.•

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Du tourisme en Haïti, est-ce bien raisonnable?
J’aime les Antilles. Au-delà des cocotiers, c’est l’histoire de ces îles qui me fascine. Je ne connaissais pas encore Haïti; j’attendais le bon moment pour y aller. Il aura fallu un séisme pour que je me décide. Mon premier voyage date de mai 2010, quatre mois après le tremblement de terre. Je voulais aider à la reconstruction du pays, mais pas par l’entremise de l’aide humanitaire; je suis journaliste, pas secouriste. Et à ce moment-là, le tourisme en Haïti, c’était impensable.

«C’est tellement difficile de convaincre quelqu’un de venir en Haïti», écrit Dany Laferrière dans Tout bouge autour
de moi, publié aux éditions Mémoire d’encrier. «On vous dit d’abord oui car c’est un pays qui fascine encore. Correspondance intense. Puis silence. Les amis et les proches déconseillent. On consulte des sites sur Internet qui vous présentent un pays extrêmement dangereux. C’est la panique. Finalement, c’est non.»

«Tu n’y penses pas?» m’ont dit les uns. «Tu vas utiliser leur peu d’eau potable, leur électricité, leur bouffe», m’ont dit les autres. «Et puis, as-tu réfléchi à la possibilité d’un autre tremblement de terre? Au risque d’un enlèvement ou de contracter le choléra ou la malaria? En plus, il n’y a rien à faire en Haïti!» Dany Laferrière a raison: les amis et les proches déconseillent. Si les gens se trompaient? Et si, malgré tout, le tourisme était une solution? Après tout, Haïti a besoin de devises, de travail, d’investisseurs et d’encouragement. J’éviterais Port-au-Prince, où règne un chaos sans bon sens, et j’irais à Jacmel, plus calme, à 80 km au sud-est de la capitale.

Il aura fallu six jours, cette première fois, pour que je tombe sous le charme du pays. Un pays qui a la vie dure, mais qui vit intensément. J’ai découvert des hôtels et des galeries d’art. J’ai mangé dans de bons restaurants, randonné sur de belles montagnes, exploré le parc national La Visite. J’ai rencontré un peuple curieux et sympathique. Généreux aussi. J’ai tout de suite su que je reviendrais en Haïti. Et avec un but précis: participer au développement du tourisme.

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Monsieur et Madame Bernard
Bernard Kock est à l’origine du nom de Cacoq et, son épouse, du nom de la capitale, Madame Bernard. En 1862, l’homme d’affaires signe un contrat avec les présidents Geffrard et Lincoln afin de favoriser l’installation sur l’île de 5000 Noirs récemment libérés de l’esclavage. Le but : exploiter les forêts. Mais l’affaire avorte. En juin 1863, Kock conclut un autre accord avec une compagnie privée. Dès lors, 463 Noirs débarquent ici en quête d’une vie meilleure. Kock se montre brutal avec eux. Un commissaire du gouvernement vient enquêter et constate la disparition de plusieurs d’entre eux. Neuf mois après, en pleine guerre de Sécession, Lincoln fait rapatrier aux États-Unis les survivants.

Repères
Située à 196 km au sud-ouest de Port-au-Prince, l’île à Vache a une superficie de 48 km2. Pour organiser un voyage à l’île à Vache, de l’aéroport Toussaint Louverture jusqu’à l’hôtel Port Morgan (incluant l’accueil à l’aéroport, une nuitée à Port-au-Prince à l’aller et au retour, le taxi de l’hôtel à la station de bus à Port-au-Prince, à l’aller et au retour, le bus de la compagnie Transport Chic, de Port-au-Prince à la ville des Cayes, et vice-versa, la moto-taxi aux Cayes et le bateau du wharf des Cayes à Port Morgan), communiquer avec Didier Boulard.
509 39 21 00 00, 39 22 00 00, 39 23 00 00, 36 63 51 64 ou
www.port-morgan.com

Pour des cours de créole et d’histoire sur Haïti : Pierre-Roland Bain
514 802-0546, 514 750-8800 ou www.kepkaa.com

Consulat général de la république
d’Haïti à Montréal
514 499-1919 ou
www.haiti-montreal.org

À lire
Le créole haïtien de poche
Ce petit livre de la collection Assimil évasion propose une première approche de la langue et de la culture haïtienne.

Construction d’une Haïti nouvelle, de Samuel Pierre (Presses internationales Polytechnique)
C’est le fruit d’un travail de réflexion exceptionnel sur la reconstruction du pays, réalisé par le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN). Il s’agit d’une initiative citoyenne inédite, qui examine en profondeur l’ensemble des problèmes du pays, selon une approche holistique. Les personnes qui font partie du GRAHN sont pour la plupart des professionnels de différentes disciplines et d’horizons divers, qui portent en eux le rêve d’une Haïti meilleure.