Le bushcraft, ou l’art de vivre dans la nature
Assis près du feu, la tête vidée de tout souci, je contemple la nature autour de moi. Mon ami Alexandre et moi venons de manger un des steaks les plus savoureux que j’ai eu la chance de déguster. Quelques épices et une cuisson sur la braise ont fait le travail. Alex m’annonce que c’est un peu ça, le bushcraft. Un peu surpris, je réalise que j’ai probablement été un adepte de cette approche depuis ma plus tendre enfance sans même le savoir.
Que fait-on lorsqu’on fait du bushcraft ? On allume des feux, on construit des abris sommaires, on apprend à cuisiner sur un feu de bois ou on sculpte ses ustensiles. Ayant grandi sur une immense terre familiale dans un village à proximité de Rouyn-Noranda, en Abitibi-Témiscamingue, j’ai passé ma jeunesse à faire ce genre d’activités dans la forêt qui entourait ma maison d’enfance. Sans en être conscient, je faisais du bushcraft à ma façon. Alexandre Nadeau, un très bon ami dans la fin vingtaine avec qui j’ai effectué plusieurs expéditions, m’explique que c’est une façon de décrocher dans la nature. C’est d’être à l’écoute du monde naturel qui nous entoure et d’utiliser ce dernier à bon escient.
Cet ami m’a amené à parfaire mes connaissances sur cette pratique inspirée à la fois des coureurs des bois et des traditions autochtones. Formé en tourisme d’aventure, Alex s’est rapidement passionné pour cette forme de plein air très simple et très épurée. Il a dévoré quantité de livres et écouté d’innombrables vidéos à ce sujet. Sa maîtrise, il l’a toutefois perfectionnée en passant un nombre incalculable d’heures en forêt.
Afin que je puisse plonger dans cet univers, il m’invite sur son terrain familial, aux abords de la rivière Jacques-Cartier, près de Tewkesbury. Sur place, nous séjournons dans une tente prospecteur montée sur une plateforme faite de planches de pin qu’il a lui-même sciées. Pendant trois jours, nous marchons dans les forêts environnantes, revenant régulièrement nous cuisiner un repas sur feu de bois. Le soir, lecture et sculpture au bord du feu sont au programme.
Histoire de pousser notre longue fin de semaine à son paroxysme, nous avons construit un « sauna » durant notre dernière journée. Avec une corde que nous avons confectionnée avec des racines, quelques morceaux de bois et une bâche, nous avons assemblé un abri dans lequel nous avons placé des roches ardentes dans un vieux chaudron d’eau. Notre tipi de fortune a vite atteint une température étouffante malgré une température ambiante avoisinant le point de congélation. Après une telle exposition à la chaleur, une saucette est de mise. Pour se rafraîchir, rien de mieux que les eaux glaciales de la rivière. Une expérience inoubliable.
Au fil des conversations avec Alex, j’ai fini par comprendre que l’objectif du bushcraft, c’est de vivre dans le bois le plus simplement possible. Séduit par l’authenticité de cette discipline, j’ai passé la dernière année à expérimenter toutes sortes de techniques en sa compagnie dans mon Abitibi natale. Nos sorties se sont enchaînées les unes après les autres. À chaque repas, nous avons essayé un truc différent : petit déjeuner sur un feu de bois, soupe aux pois dans une cocotte sur trépied de cuisson, bannique (pain amérindien) dans une poêle en fonte, bacon fumé sur un support improvisé, etc. Le tout souvent arrosé d’une bonne bière. Bref, la grosse vie.
Phénomène sur les réseaux sociaux
Après mon initiation au bushcraft, j’ai vite réalisé que la pratique de cet art de vivre en forêt est un véritable phénomène qui prend de l’ampleur d’année en année. Les photos et vidéos d’influenceurs assis devant un feu avec une simple toile comme abri sont monnaie courante sur les réseaux sociaux. Ces publications sont souvent accompagnées d’une mention extrême du genre « Survivre à une nuit froide seule en forêt ». Cela laisse croire que l’activité est difficile, dangereuse et inaccessible.
Cette vision survivaliste est pourtant loin de ce que j’ai expérimenté et de ce que propose un des experts québécois de la question, Billy Rioux. Cet aventurier dans la quarantaine alimente depuis plusieurs années une chaîne YouTube très populaire consacrée à cette pratique. Billy a également recréé de nombreuses expéditions historiques qui pourraient être en elles-mêmes le sujet d’une série d’articles. Il m’explique que le bushcraft est loin de la « survie », même si on le traduit souvent en français par ce mot. « La survie, c’est l’homme contre la nature. Les gens qui en font de façon volontaire vivent souvent une très mauvaise expérience parce qu’ils ont froid, faim et soif. Pour moi, le bushcraft consiste à utiliser la nature plutôt que de la voir comme une ennemie. Bref, c’est vivre confortablement dans le bois avec très peu d’équipement. Avec l’expérience, on apprend vite à remplacer une panoplie d’outils par des compétences. »
Bien sûr, ces compétences ne s’acquièrent pas du jour au lendemain. « Il faut faire de l’apprentissage expérientiel », souligne Billy. Selon lui, c’est d’ailleurs ce qui fait que la discipline peut être perçue comme inaccessible par les néophytes. « Les gens vont dans le bois et voudraient déjà être compétents. Pourtant, il n’y a pas de raccourci. Pour devenir bon, il faut aller dehors souvent et s’exercer. »
Conscient que beaucoup de personnes ne savent pas comment se plonger dans cet univers parallèle du plein air, Billy suggère une approche plutôt simple. « Pour débuter, je dis tout simplement aux gens d’aller dans un camping, de s’asseoir devant un feu qu’ils auront eux-mêmes allumé et de commencer à sculpter un bout de bois à la lueur des flammes. » L’expérience soulèvera inévitablement des questions, qui mèneront à des recherches et à d’autres expérimentations dans la nature. Qui sait, de l’étincelle jaillira peut-être la lumière ? Personnellement, j’ai envie d’ajouter que la lecture de son livre Bushcraft : la survie relax, le seul du genre au Québec, constitue une excellente entrée en matière pour apprivoiser le concept. Ses vidéos YouTube sont aussi des références.
À la recherche du camp parfait
Billy Rioux me confirme que cette pratique se distingue de la tendance plein air actuelle. « Les outils de plein air nous rendent efficaces dans nos sorties. L’approche est tout autre en mode bushcraft : on voyage avec le minimum et on installe un camp de base en vue d’explorer les alentours. » Encore une fois, sans le savoir, Alexandre et moi étions en pleine harmonie avec cette vision des choses. Chacune de nos sorties abitibiennes avait un but bien précis : trouver un endroit où établir notre camp de base.
Depuis les 12 derniers mois, mon comparse et moi avons étudié les cartes topographiques avec attention à la recherche d’un coin de paradis. Notre objectif : dénicher un lac isolé sur une terre publique afin d’y monter une tente prospecteur et y installer un poêle à bois portatif. Le rêve ultime serait de construire de nos mains une cabane en bois rond, comme celle de l’arrière-grand-père de ma conjointe que j’admire chaque fois que je fais du canot sur le lac Kipawa (bien évidemment, dans un tel cas, un bail d’abri sommaire est nécessaire). Nos sorties s’enchaînent, sans succès. Il faut le dire, près de 70 % des baux d’abri sommaire du Québec se trouvent dans la région. Autant dire qu’on trouve un camp de chasse quasiment tous les kilomètres carrés.
Qu’à cela ne tienne, notre courage n’en est pas affecté. Toutes les excuses pour explorer la région de fond en comble sont valables à nos yeux. Parfois en canot, souvent à pied, une fois arrivés à destination, un lunch, un feu et un peu de sculpture au bord d’un magnifique paysage font partie de nos journées de prospection.
Dans ma recherche incessante de l’endroit parfait, j’ai découvert qu’Alexandre et moi n’étions pas les seuls « bushcrafteurs » du coin. Au cours d’une sortie en solitaire, je suis tombé sur un campement qui correspondait à la description d’un abri qu’en a fait Billy Rioux dans son livre : un appentis en branches de sapin, un réflecteur de chaleur, un rond de feu avec support à cuisson, etc.
Après plusieurs semaines de recherche, j’ai fini par trouver le propriétaire de cet abri minimaliste. Marc Prince travaille dans une boutique de chasse et pêche à Rouyn-Noranda. Son apparence parle de lui-même : grosse barbe, habit de chasse et forte charpente. Pas besoin de le questionner pour savoir qu’il passe beaucoup de temps en plein air. Lorsque je dévoile à Marc que j’ai trouvé son abri, il est de prime à bord surpris. « T’es tombé là-dessus par hasard ? »
Il y a quand même de quoi étonner puisqu’aucun sentier balisé ne mène à cet endroit. Je lui explique que j’étais en quête de la même chose que lui : un petit havre de paix où exercer mes compétences de la vie dans la nature en toute simplicité. Spontanément, il me dit que je peux y aller aussi souvent que j’en ai envie.
Je me rends vite compte que nous partageons tous deux une conception très similaire de la nature. Nous valorisons tous deux le fait de l’apprécier avec le moins d’artifices possible. L’entourage de Marc a une vision très motorisée du plein air, mais lui, il a choisi d’aller à contresens de cette approche. « Mes amis partent en forêt à bord d’un VTT ou explorent un lac en bateau à moteur. Je n’ai rien contre ça, mais ils ont besoin d’un quatre-roues pour être heureux. Moi, je me rapproche de la nature avec le moins d’équipement possible. C’est tellement plus accessible. Tu pars dans le bois avec un couteau, une hache, un sac à dos et un lunch, et tu vas passer une journée de malade. »
Ses propos font écho aux expériences que j’ai moi-même vécues durant les dernières années. Le mot d’ordre : simplicité. « Tout ce que ça vous prend, c’est une bonne paire de bottes et un petit peu de courage. Je vais très souvent au même endroit et, chaque fois, la nature trouve une façon de me surprendre. Soit parce que je croise un animal, soit parce que le coucher de soleil est mémorable », explique Marc.
Acceptant son offre généreuse, je suis retourné à son campement à quelques reprises. Comme pour lui donner raison, j’y ai toujours vécu quelque chose de différent, ne serait-ce que de croiser deux orignaux sur ma route. Sous son abri de fortune, j’ai expérimenté certaines techniques plus avancées, comme la production du feu par percussion (en produisant une étincelle) ou encore, la production du feu par friction, qui est extrêmement difficile. J’ai obtenu une flamme après huit heures d’efforts et de multiples échecs. Celui qui a déclaré qu’il n’y avait pas de fumée sans feu n’a visiblement jamais fabriqué un arc à feu. La friction du bois dégage énormément de « boucane » sans pour autant qu’une flamme soit présente. Elle permet d’obtenir un tison et, si tout va bien, de celui-ci une flamme surgit.
Alexandre et moi n’avons pas encore trouvé notre camp de base idéal, mais notre quête se poursuit. N’empêche, après plusieurs sorties, j’ai appris énormément. Avec le temps, j’ai fini par savoir que la sève de sapin brûle comme de l’huile ou que l’écorce de cèdre est l’amadou idéal pour démarrer un feu par friction. J’ai appris qu’un steak cuit directement sur les braises d’une bûche d’érable prend un goût unique et savoureux. J’ai fini par fabriquer moi-même un bon nombre de cuillères en bois. J’ai appris à vivre avec la nature.
Comment définir ce mode de vie ? Bien malin celui ou celle qui pourra le faire sans ambiguïté. Une chose est sûre, c’est plus qu’une discipline, c’est un art de vivre. Au fil de mes rencontres, j’ai réalisé que les « bushcrafteurs » se distinguaient tous par leur amour de la nature et le goût d’y passer du temps en toute simplicité. Les moments de plénitude que m’ont procurés des soirées toutes simples près d’un feu au milieu du bois ont suffi pour me convaincre que cet art valait la peine d’être approfondi. Si l’aventure du bushcraft vous fait de l’œil, gardez en tête le conseil de Billy Rioux : tout ce dont vous avez besoin pour commencer, c’est un feu de camp, un couteau et un peu de temps.