photo:Anne Pélouas Sylvie avait tout pour me plaire, cette femme pas prétentieuse pour un sou, une baroudeuse ayant sillonné la Mongolie comme le Pérou et le Yukon («entre autres», comme elle dit) ; une des trop rares d’ici à avoir tripé sur le Nord québécois au point d’aller y vivre quelques années. Voilà qu’en plus elle vivait sur la Basse-Côte-Nord, où je rêve de retourner faire un tour en kayak, et qu’elle aimait mes trois activités préférées: le kayak, la randonnée et la plongée en apnée. Nul doute: nous ne manquerions pas de sujets de conversation!
Sur place, dans l’ambiance de cette île antillaise de la Grenade, je l’ai vue derrière son masque s’émerveiller devant un poisson multicolore, un crabe marchant dans le bois, un singe globe-trotter. Je l’ai vue savourer la plongée en eau chaude, la marche dans la forêt pluviale, certaines rencontres magiques, dont celle avec notre guide du mont Qua Qua. Je l’ai vue, sérieuse, poser les bonnes questions, nager comme un poisson dans l’eau des entrevues incontournables. Je l’ai vue, écrasée par la chaleur, continuer à grimper sans rechigner sur les hauteurs de Carriacou, puis sourire de plaisir à l’approche de la plage… Je l’ai vue, studieuse, relire ses notes chaque soir avant de se coucher… Puis je l’ai «vue» dans son article écrit d’un jet, très senti, brillant, à son image, plus coloré qu’une fleur tropicale…
Récit d’une artiste visuelle ET d’une reporter hors pair, mais qui fut d’abord pour moi une compagne d’équipée attachante et bien sympathique.
Anne Pélouas
***

C’est devant une toile vierge que mon voyage a commencé.
« Comment ça s’appelle encore ?
-La Grenade.
– C’est où ça, la Grenade, sur la mappemonde ?
-Au nord du Venezuela, près de Trinité-et-Tobago et de l’île Margarita.
-Ça parle quelle langue là-bas ?
– Anglais, avec patois. »
C’est avec ces brèves informations que j’ai pris mon envol vers cette contrée et que j’ai vécu les péripéties d’un voyage haut en couleur. J’ai alors imaginé vous raconter l’aventure, tel un tableau qui se dévoilerait à l’encre noire sur quelques pages blanches. Telle une peinture tout en impression et en inspiration, qui raconterait la culture, l’histoire et les beautés d’un pays méconnu.

La Grenade comme toile de fond
L’avion s’est posé dans un décor de carte postale, j’ai immédiatement senti le choc des coloris du Sud : des verts ensoleillés, des turquoises translucides, des bleus d’outre-mer et des terres aux couleurs du passé. Certaines plages blanches sont nées de l’usure du corail blanc, tandis que d’autres, noires, sont issues de la roche volcanique. D’un relief dessiné par le mouvement du temps, l’archipel de la Grenade se compose de trois îles : la Grenade, Carriacou et la Petite Martinique, et d’une série d’îlots qui s’étendent au nord de la Grenade. En périphérie, des volcans sous-marins transforment encore les fonds.
Si chaque coup d’œil est ravi par la beauté de ces paysages, je suis surprise du mélange culturel sur lequel la Grenade s’anime et prend vie. Par un assortiment d’influences africaines, anglaises et françaises, l’histoire s’écrit. En 1834, l’esclavage est aboli. En 1967, l’île devient un État du Commonwealth, et c’est finalement en 1974 qu’elle obtient son indépendance. Grâce à cette fusion des genres, j’entends à la fois l’écho du français dans le patois créole que parlent certains Grenadiens et dans la toponymie : baie Beauséjour, baie La Sagesse, chutes Fontainbleu, etc. De plus, des visions d’Afrique résonnent encore dans les cadences chaudes des percussionnistes et des danseurs. Enfin, l’identité antillaise s’exprime sur des rythmes conviviaux de reggae ou de calypso.
Saint George’s, la colorée
Au premier matin, c’est le départ pour Carriacou. Anne, ma reporter mentor, et moi, embarquons sur l’Osprey Express, bateau reliant quotidiennement la Grenade à deux petites îles. Nous prenons le large, et c’est alors que nos yeux saisissent l’étendue des paysages. Nous nous détachons de l’île et apercevons la beauté du port de Saint George’s, la capitale. Au premier plan, des chaloupes et des bateaux colorés, des voiliers et des yachts. À flanc de collines, de nombreuses maisons font face à la mer, comme une palette d’aquarelliste : bleu, jaune, rose pastel, orangé. L’architecture rappelle les maisons provinciales françaises, avec quelques emprunts au style géorgien. Au fond, des pics tracent les silhouettes montagneuses de ces petits morceaux de terre perdus entre la mer des Caraïbes d’un côté et l’Atlantique de l’autre, à 12 degrés au nord de l’équateur. La traversée d’une heure et demie est d’ailleurs houleuse, car elle se fait dans un corridor où les deux masses d’eau se rencontrent. Le bateau danse, les poissons volants jouent à saute-mouton avec les vagues. Anne et moi songeons déjà à la montagne que nous devrons gravir, dans quelques instants, sous ce soleil de plomb…

Une petite île comme une tache peinte sur la mer
Carriacou, petite île de 34 km2, tire son nom de la langue caraïbe et signifie « terre de récifs ». L’endroit est d’ailleurs prisé des plongeurs, puisque ses côtes figurent parmi les récifs coralliens les plus diversifiés de la Grenade. Ses habitants sont pour la plupart d’origine africaine. D’autres sont de descendance écossaise ou irlandaise, passés maîtres dans la construction navale. L’île a même son propre cachet, une ambiance décontractée et chaleureuse, dont les résidents ne sont pas peu fiers.
La mission du jour est d’atteindre le point culminant de l’île, le sommet High North à 291 m, maintenant protégé par un parc national. L’ascension débute sur un chemin de gravier et bifurque ensuite dans la forêt. Heureusement, nous sommes accompagnées d’un guide éclaireur, Nijel, l’homme à la machette qui connaît le chemin. Et c’est tant mieux ! Il est difficile de suivre le sentier, si on peut parler de sentier… La végétation est riche en arbres fruitiers, et nos papilles gustatives en profitent. Plus nous progressons, plus la végétation s’assèche : cactus et plantes herbacées coupantes jalonnent notre route. Nos jambes et nos bras découverts en font rapidement les frais. La chaleur du midi rend la montée encore plus exigeante. Nous transpirons, nous suons, nous buvons. J’ai même quelques frissons dans pareil fourneau ! Un arrêt pour réajuster le thermostat, et nous voilà repartis.
Le dernier tronçon avant la cime nous mène à la rencontre d’étranges créatures : crabes vivant dans les bois, escargots gravissant les arbres, vaches égarées. Au sommet, c’est le plaisir de la brise et la satisfaction de la vue : une île en un regard, et la mer, infinie. Nous redescendons rapidement. La randonnée doit prendre environ deux heures et demie aller-retour. Nous nous rendons sur le bord de l’eau, à l’anse La Roche (une plage accessible seulement à pied ou par bateau) où, pour toute récompense, nous attend notre première session d’apnée.
Des lignes tracées sur une terre
Notre aventure sur le mont Qua Qua doit beaucoup à notre phénoménal guide, monsieur Telfor Bedeau. À 70 ans, il marche partout, n’importe où, pour le plaisir et pour le travail. Ça tombe plutôt bien, l’île offre de belles randonnées : le mont Sainte-Catherine (840 m), plus haut point de l’île ; des chemins longeant les côtes ; ou encore, les nombreux sentiers jalonnant le parc national de Grand Étang, ainsi nommé pour son lac serti dans un ancien cratère volcanique et dont un sentier fait le tour.
Une légende raconte que le lac serait sans fond et qu’une sirène y séjournerait. Une autre piste permet l’ascension du mont Qua Qua (723 m), un aller-retour de trois heures, sur un sol argileux qui peut être très glissant. Cette sensationnelle randonnée dans la forêt pluvieuse tropicale conduit sur la crête des pics et offre une vue saisissante, simultanément d’est en ouest, sous les alizés.
D’autres sentiers conduisent à une série de chutes et de gorges profondes. Monsieur Bedeau garde trace de toutes ses randonnées pour compulser des statistiques impressionnantes. Fusion d’authenticité et de simplicité, il évoque les plantes médicinales, les arbres fougères, le bois canot, les bambous, les épices cultivées (dont la Grenade tire son surnom d’« île aux épices »), les fleurs parfumées, les arbres qui n’ont pas survécu à l’ouragan Ivan (2004), les oiseaux, les singes Mona, les tatous, les mangoustes et les opossums.
À notre retour de la marche, un centre d’interprétation vient assouvir la curiosité des deux randonneuses que nous sommes. Après avoir découvert la terre, il nous restait à découvrir la mer…
Une palette arc-en-ciel sur papier sous-marin
C’était le désir ultime de ce voyage, la raison véritable : celle de replonger dans les eaux chaudes. De nager à nouveau dans cet espace tridimensionnel. De revisiter ce monde parallèle. De retrouver l’effet kaléidoscopique des poissons multicolores dans des rideaux de lumière solaire. La Grenade a beaucoup à offrir à ce chapitre.
Plusieurs sites de plongée, en apnée ou sous-marine, sont situés sur la côte ouest de l’île principale. Carriacou offre également des sites dignes d’intérêt pour admirer poissons et coraux : poissons-perroquets dans leurs beaux habits, poissons-trompettes en concert, sergents-majors au boulot, gorgones ballottant avec le ressac, coraux cerveaux pour nous faire réfléchir à l’avenir de ce précieux écosystème. Le plongeur peut aussi découvrir des volcans sous-marins, des épaves, des nudibranches, des murènes, des requins et des tortues.
Anne et moi avons la chance de partir maintes fois à la découverte des fonds marins de multiples façons : en bateau pneumatique dans diverses baies aux abords de Saint George’s ou en bateau guidé avec topo historique, géographique et écologique, à la pointe Molinière, lieu du très surprenant parc de sculptures sous-marines, le premier site de ce genre dans le monde. C’est l’artiste James Taylor qui a eu l’idée d’installer, en 2007, certaines pièces artistiques au fond de l’eau. Il est aussi possible de découvrir ce parc de sculptures en pagayant à bord d’un kayak à fond vitré (Clear Bottom Kayaking).
Toutes ces activités passent trop vite. C’est à peine si j’ai le temps de m’arrêter et de prendre des notes. Vite, après l’action, c’est déjà la rédaction !
Voilà donc le récit d’une lectrice qui pensait que ça n’arrivait qu’aux autres. L’histoire d’une artiste qui rêvait depuis belle lurette de la palette brillante et exotique des teintes du Sud. Qui désirait partir pour revenir, son cahier de croquis rempli de dessins de la faune et de la flore antillaises. Qui souhaitait cueillir un parfum d’alizé ou un effluve d’orchidée. Qui désirait avidement l’aventure. C’est le journal d’une jeune femme qui gagnait un concours de journalisme et qui partait comme apprentie reporter aux Antilles. Ce sont ses souvenirs, en bribes, qu’elle a écrits sur les pages de ce carnet de voyage. Comme un tableau qui s’est peint, c’est l’aventure d’une voyageuse qui rêve encore des couleurs lumineuses et des parfums épicés de la Grenade… •
Repères
-Pour les citoyens canadiens, un passeport valide et un billet de retour (ou pour une autre destination) ou deux preuves de citoyenneté sont nécessaires. Aucun vaccin spécifique n’est requis. La saison sèche s’étend de décembre à avril. Il est possible faire du camping sur certaines plages de la Grenade. Le tout est toléré, mais pas encouragé.