À la voir filmer les Toucouleurs, danser avec les Mauritaniens ou folâtrer avec les pélicans du Djoudj, on constate bien qu’elle est surtout faite pour scruter, humer, observer, tourner. Lisez son reportage sur sa lente descente du fleuve Sénégal, puis allez visionner son ducumentaire dans le site Web de Géo Plein Air. Vous verrez, elle est aussi à l’aise avec la plume qu’avec la manivelle. Gary Lawrence

Mon voyage a vraiment commencé dans la nuit noire. Oui, il y a eu l’avion, le désordre de l’aéroport de Dakar et le trafic impensable à la sortie de la ville, mais c’est plutôt à mi-chemin, entre nulle part et ailleurs, sur la route menant à Saint-Louis, que le déclic s’est produit. Une crevaison. Me voilà sur le bas-côté d’un chemin désert, plongée dans l’obscurité la plus totale. Pas une lueur de civilisation à des kilomètres. M’y voici: en Afrique!
Tandis que j’en prends conscience, la liste des animaux potentiellement dangereux présents sur ce continent submerge mon esprit. Je pense «lion» et scrute avec attention l’obscurité. Plus tard, je me rendrai compte qu’alors que mes yeux inquiets tentaient de percer la nuit, d’immenses baobabs veillaient sur moi, à quelques mètres à peine.
Le lendemain de cette nuit sans fin, je débarque devant le fleuve Sénégal. Une force immuable et tranquille se dégage de ses eaux vertes. Sur le quai de Podor, le crépuscule est bouillant. De jolis bâtiments coloniaux, anciens comptoirs de commerce, témoignent de l’époque où la gomme arabique se négociait derrière les étals. Ici, j’embarque pour une descente qui durera plusieurs jours et me fera vivre au rythme de ce grand fleuve africain. C’est le Bou el Mogdad, ancien navire marchand reconverti en bateau de croisière, qui m’emmènera jusqu’au delta, 200 km plus loin.
Une frontière qui unit
Mouillant d’abord les terres de la Guinée et du Mali, le fleuve Sénégal devient ensuite frontière entre la Mauritanie et le territoire sénégalais. Entre ces deux pays, c’est un trait d’union plutôt qu’une séparation. En effet, la particularité du milieu crée davantage de points communs entre les habitants des villages riverains qu’avec leurs compatriotes respectifs, à l’intérieur des terres. Des familles vivent même de part et d’autre des berges sans être inquiétées. Nous sommes dans le royaume des Toucouleurs, j’aperçois déjà au loin les huttes de terre.
C’est avec l’annexe du bateau que nous nous engageons dans le bras de Thiangaye pour notre première visite. Dans la petite baie, nous surveillons avec attention les filets de pêche des villageois afin d’éviter de les sectionner. Des enfants sur la rive nous aperçoivent et accourent pour venir à notre rencontre. Ma légère appréhension s’envole dès que je mets le pied sur la berge, et je me laisse entraîner dans cet étrange rendez-vous. Nous discutons d’abord avec la femme du chef, responsable de la communauté en l’absence de son mari. À cette heure, les hommes travaillent aux champs. J’observe avec intérêt la disposition des huttes construites en terre; ce village toucouleur, un des plus anciens sur les bords du fleuve Sénégal, daterait du XIIIe siècle!
Le même accueil nous attend quelques heures plus tard lors de notre saut en territoire mauritanien, à Saldé. Nous sommes invités à circuler librement dans la communauté. La coutume toucouleure veut que l’étranger de passage se présente au doyen du village. C’est ici que je me prête à l’exercice et l’expérience se révèle amusante: la vieille femme est presque aveugle, mais d’une délicieuse vivacité d’esprit. Conseillère matrimoniale des villageois, elle nous explique, rieuse, que la tâche est facile: les problèmes proviennent toujours de l’élément masculin du couple.
Retrouvant son sérieux, elle nous parle avec simplicité et sagesse de son quotidien. Me reviennent en tête les mots du Malien Amadou Hampaté Bâ: «Quand un vieillard africain meurt, c’est toute une bibliothèque qui brûle.» Je comprends que cette ancienne est une des plus grandes richesses du village et je la salue avec respect.
Plus loin, l’ambiance est festive. De jeunes villageois invitent les visiteurs à danser sur des rythmes improvisés. La scène est cocasse et les rires fusent! Ainsi s’achève notre unique escale en Mauritanie. Nous devons poursuivre notre descente du fleuve, et le soleil plombe même s’il est encore tôt.
De fascinants nomades
Ce matin, le bateau s’élance dès les premières lueurs du jour. De nombreuses heures de navigation nous séparent de notre prochaine escale, le village de Goumel. Déjà, l’équipage sénégalais s’active sur le pont. L’arrêt est imminent et je suis curieuse, car je sais que nous ne mouillerons pas l’ancre au large. En observant les manœuvres, je m’étonne de voir la proue du bateau s’enfoncer doucement dans la mangueraie. Un bœuf qui broutait dans les hautes herbes nous observe, perplexe.
Notre embarcation maintenant amarrée à un grand manguier, nous mettons le pied à terre. Je ne réalise toujours pas que je vais à la rencontre de vrais nomades. C’est une expérience si peu commune! Encore une fois, ce sont les enfants qui viennent d’abord à notre rencontre, excités par notre arrivée. Dans ce village éphémère, de grandes huttes de paille tressée se dressent entre quelques enclos. Nous sommes chez les Peuls. Dans peu de temps, les villageois abandonneront ces lieux pour guider leurs troupeaux de chèvres et de zébus à la recherche de pâturages. Ils partiront au début de l’hivernage – la saison des pluies – et parcourront des milliers de kilomètres en quelques mois. Ciel! L’idée m’enivre et m’épuise à la fois.
Le peuple peul partage langue et nombreuses traditions avec les Toucouleurs; sa particularité réside principalement dans son mode de vie nomade. Le lait des troupeaux est la base de l’alimentation, et les Peuls le consomment sous toutes ses formes. Près de moi, une femme fabrique du fromage dans une outre, et j’observe avec attention ses gestes habiles. Juste à côté, de magnifiques jeunes filles aux lèvres tatouées de noir rigolent. Lorsqu’un visiteur demande – à l’aide de gestes – comment se fait le tatouage, une d’entre elles saisit une épine d’acacia dans un buisson et mime le geste. Je grimace de douleur et la jeune fille, fière de l’effet produit, ricane avec ses copines.
Le temps aura passé trop rapidement. Déjà, nous marchons sur le sentier qui nous ramène au bateau. Je me retourne une dernière fois pour voir les huttes oblongues et la vie tout autour. Difficile de me faire à l’idée que l’endroit sera désert dans quelques semaines.
Djoudj, le fabuleux sanctuaire d’oiseaux
À l’approche du barrage de Diama, on trouve la troisième réserve ornithologique du monde, le parc national des oiseaux du Djoudj. Chaque année, plus de trois millions d’oiseaux migrateurs viennent y reprendre des forces, trouvant ici un premier point d’eau après l’immensité aride du Sahara. C’est donc avec fébrilité que je prends place à bord d’une petite embarcation qui nous entraînera dans le canal. Tout près, de gros pélicans, peu inquiets de notre présence, barbotent lourdement à la recherche d’une proie. Soudain, je ne sais plus où donner de la tête.
J’assiste avec bonheur à la dernière pêche du jour de nombreuses espèces. Sur les berges se côtoient grands cormorans, hérons, oies de Gambie, échasses, spatules et… crocodiles. En effet, quelques petits spécimens de ces reptiles prennent les derniers rayons du soleil sur une langue de sable. Ils se montrent peu intéressés par toutes ces délicieuses bêtes qui pataugent à proximité. Peut-être digèrent-ils déjà un récent repas à plumes?
Nous quittons le parc au moment où le soleil plonge à l’horizon. L’air frais du point du jour me grise, je me perds dans mes pensées. Demain, le bateau traversera le barrage de Diama, marquant ainsi la dernière étape de mon périple sur ce fleuve.
La séparation des eaux
Mon cœur se serre quand j’aperçois au loin le barrage; la traversée tire à sa fin. De l’autre côté de l’écluse, les eaux salines coulent jusqu’à Saint-Louis. Ce grand fleuve contournera ensuite la langue de Barbarie pour s’ouvrir en delta et se mêler à l’Atlantique. Je sais que le retour à la civilisation sera brusque, mais je suis prête. Je reviendrai à mon quotidien la tête pleine de fabuleuses images et, dans mon cœur, l’envie de me laisser porter encore une fois par le courant. Peu importe lequel. Juste pour voir où il me mènera. Et, surtout, pour voir si la voie y est aussi belle.
Le Bou du monde
L’histoire du bateau mythique Bou el Mogdad est intimement liée au fleuve Sénégal: construit dans les années 1950 pour assurer le transport du fret, de personnes et de courrier dans les villages isolés, il a longtemps sillonné ses eaux. Quand la famine a sévi à la suite de la grande sécheresse du Sahel de 1968 à 1973, il a été mis au service des organisations humanitaires pour acheminer des denrées aux villageois affamés.
En 1978, le Bou change de vocation et devient bateau de croisière. La construction du barrage de Diama, quelques années plus tard, forcera son exil vers la Casamance, la Sierra Leone et la Guinée-Bissau. Il retournera ensuite au Sénégal pour naviguer entre mer et mangrove dans la région du Siné-Saloum, au sud du pays.
Peu de Sénégalais croyaient possible son retour sur le fleuve, mais c’était sans compter la belle folie d’un Saint-Louisien qui l’a racheté en 2005 avec une poignée d’associés. Après l’avoir entièrement restauré, il l’a fait revenir non sans difficulté: il a dû faire ouvrir le pont Faidherbe – sur la liste du patrimoine de l’humanité –, qui n’avait pas pivoté sa lourde structure depuis plus de 20 ans. Ensuite, le bateau devait traverser pour la première fois l’écluse du barrage, conçue pour les pirogues et de plus modestes embarcations. Une manœuvre ne laissant pas de place à l’erreur! Puis, enfin, le Bou el Mogdad a recommencé sa navette sur le fleuve Sénégal au plus grand plaisir de tous. Aujourd’hui, les plus vieux le regardent passer avec nostalgie et, à sa vue, les gamins sautillent sur la rive en criant son nom.
Au cours du périple, le point de vue offert permet de croquer des scènes magiques: un phacochère en cavale, des troupeaux mixtes qui s’abreuvent en formant une improbable mosaïque, le brûlage des champs de canne à sucre, les femmes aux boubous colorés faisant la lessive… Entre les moments de navigation, le bateau mouille l’ancre et se laisse bercer mollement par les flots. Les plus intrépides en profitent alors pour se glisser à l’eau et faire quelques brasses contre le courant. C’est avec l’annexe du bateau, une longue barge, que les passagers débarquent pour les excursions. La présence d’un guide polyglotte facilite les échanges avec les peuples rencontrés.
Repères
-De Montréal, le meilleur moyen de gagner le Sénégal est d’utiliser les vols quotidiens d’Air France sur Dakar, via Paris. Info:
www.airfrance.ca
-Contrée francophone d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal est un des pays les plus sûrs du continent. Seul hic: le paludisme y est répandu presque partout et il faut donc prévoir un traitement anti-malaria, en sus d’une protection contre la fièvre jaune, également recommandée.
-La saison sèche s’étend d’octobre à juin et la saison des pluies court le reste de l’année. Le Bou el Mogdad navigue donc sur le fleuve Sénégal de novembre à mai et les départs se font le samedi, de Podor et de Saint-Louis, avec alternance chaque semaine. On peut aussi s’embarquer le long du parcours pour n’effectuer qu’une portion du trajet. Le Bou el Mogdad demeure le meilleur moyen – et le plus efficace – pour investir le fleuve Sénégal, et ce, en un minimum de temps. Info:
www.compagniedufleuve.com -En plus du séjour à bord du Bou el Modgad, l’agence Fleuves du Monde propose plusieurs périples fluviaux partout dans le monde, toujours sur des bateaux traditionnels, restaurés ou reconstruits, en petits groupes ou individuellement. Info:
www.fleuves-du-monde.com
-Outre le parc national des oiseaux du Djoudj, le Sénégal compte plusieurs réserves et parcs, dont le parc national du Niokolo Koba (lions, hyènes, éléphants…), le parc national du delta du Saloum (réserve mondiale de la biosphère), le parc national de la langue de Barbarie (oiseaux marins, échassiers) et le parc national des îles de la Madeleine (tortues, dauphins, cormorans…), pour ne nommer qu’eux.
– À lire sur place: Sénégal et Gambie, Lonely Planet, 3e éd., 2006; Sénégal, Guide du routard, 2009.
Ce reportage a été rendu possible grâce à Air France, à l’agence Fleuves du Monde et à la Compagnie du fleuve.