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Aventures automnales
Pour une virée colorée entre mer et montagnes, on met le cap sur la Gaspésie.
La rivière de l’humilité
Les 140 derniers kilomètres de la rivière Broadback représentent un véritable défi pour les canoteurs qui décident de s’y frotter. Son isolement et la succession de rapides rendent l’expédition inoubliable.
J’ai tout de suite accepté l’invitation de Luc Beaulé lorsqu’il m’a proposé de descendre la rivière Broadback, qui coule en terre québécoise sur le territoire de Eeyou Istchee Baie-James, au nord du 50e parallèle nord. Mon ami savait que je rêvais de ce genre d’aventure depuis longtemps. C’était l’occasion ou jamais ! En compagnie de deux autres équipiers, Jean Dorion et Philippe Demers, nous avons parcouru les 140 derniers kilomètres de cette magnifique rivière, jusqu’au village cri de Waskaganish, bâti sur la baie de Rupert.
Je n’avais jamais affronté autant de rapides de cette ampleur en si peu de temps. J’avais pagayé sur quelques rivières, telles la Noire et la Coulonge en Outaouais, mais je n’avais encore rien vu. Les grandes rivières du Nord sont de véritables monstres, en comparaison. Étant donné ma crainte relative de l’eau et quelques blessures causées par des chutes sur les roches, j’ai eu l’impression de jouer dans un film d’action pendant dix jours… en plus d’avoir servi de repas aux mouches !
La température n’a pas été très clémente et la pêche s’est avérée totalement infructueuse. Une fuite de gaz nous a même forcés à rationner l’utilisation du réchaud, toutefois le moral des troupes est demeuré solide du début à la fin. Luc et Jean sont des canoteurs plus expérimentés que Philippe et moi, et leur calme était contagieux. Ils nous ont transmis leurs connaissances avec générosité et patience.
Cette rivière de 450 km prend sa source dans le lac Frotet, près du lac Mistassini. Nommée Chistamiskau Sipi en langue crie, soit la rivière aux eaux profondes, la Broadback s’est retrouvée dans la mire d’Hydro-Québec au début des années 1970. La société d’État souhaitait créer un complexe hydroélectrique qui incluait ses deux voisines, les rivières Rupert et Nottaway, avant de jeter finalement son dévolu sur La Grande, située plus au nord. À la suite d’un long conflit entre les Cris et le gouvernement du Québec, qui a abouti à la paix des braves en 2002, la Broaback a été épargnée, contrairement à la Rupert, qui abrite aujourd’hui des installations déviant son cours.
Un décor à la fois monotone et grandiose
Nous mettons nos canots à l’eau à la halte routière, aménagée au km 232 de la route Billy-Diamond, après une journée complète en voiture depuis Montréal. Natif de Waskaganish, le grand chef Billy Diamond a participé à tous les combats des Cris à partir des années 1970. Luc, qui l’a croisé alors qu’il enseignait le français à Whapmagoostui, compte d’ailleurs aller lui rendre hommage au cimetière de Waskaganish à notre arrivée.
Un membre de la communauté, qui nous a été recommandé par l’Office de tourisme de Waskaganish, vient nous rejoindre à la halte afin de récupérer la voiture de Luc pour la conduire au village cri. Une route construite en 2006 permet de s’y rendre en 90 minutes. Cela facilite non seulement l’approvisionnement de la communauté, mais également toute la logistique des quelques canoteurs qui empruntent la rivière chaque année.
La forêt boréale, c’est le royaume de l’épinette noire. Côté relief, c’est relativement plat. La rivière et quelques chutes volent la vedette en fait de paysage. Les rapides les plus spectaculaires se nomment Tupatukasi et dépassent les 30 m de hauteur. Les ingénieurs d’Hydro-Québec y verraient sûrement un nouveau barrage, tout comme notre premier ministre François Legault, or pour nous, ils représentent l’attraction principale de notre périple. Dans les environs du km 90 du parcours canotable, un camping donne la possibilité de dormir à quelques enjambées de la falaise et de profiter de ce lieu aussi féérique que terrifiant avant d’entamer un portage de 1 km à la verticale. « Sinon, ce sera votre dernier rapide », nous prévient notre ami Jean.
Une rivière qui commande l’humilité
Les 140 derniers kilomètres de la Broadback offrent peu de répit : rapides classés R1 à R5, seuils de plusieurs niveaux, cordelles, portages plus ou moins défrichés par endroits, marches à gué dans les cascades, etc. La rivière procure donc un concentré d’expériences diverses sur une assez courte distance. N’importe quel canoteur sortira de là avec un bagage inestimable.
Canoter sur la Broadback enseigne l’humilité. Chaque fois que j’effectue une manœuvre qui me porte à croire que je suis devenu doué, la rivière me rappelle à l’ordre. Chavirer bêtement en frappant une roche sur le bord d’un chemin de portage après avoir habilement récupéré le canot qui entre de travers dans une grosse vague suscite en moi une immense frustration, mais oui, je sais : cela fait partie de l’apprentissage.
Au deuxième jour de l’expédition, nous découvrons qu’il ne faut jamais, jamais lire une rivière du haut d’une falaise. Luc et moi restons en haut pour filmer nos courageux coéquipiers décidés à traverser un rapide nommé Kakusaschechun sur la carte. Une veine qui se dessine en plein centre de la rivière indique la voie à suivre. Tout semble fort simple vu de là-haut.
Sur les flots, cependant, c’est une autre histoire. Nos coéquipiers chavirent, et Jean demeure suffisamment longtemps au fond des remous pour nous inquiéter. Quand il remonte à la surface, le contre-courant latéral l’empêche de regagner la rive où l’attend Philippe. Plutôt que de combattre inutilement, il a la sagesse de se laisser dériver afin de rejoindre la rive plus loin. « Ça ne passe pas ! » nous lancent-ils aux walkies-talkies, une fois Jean en sécurité.
Si nous avions vu la taille du seuil à hauteur d’homme, jamais nous n’aurions pensé que traverser à cet endroit était réaliste. Du haut de la falaise, il était impossible de savoir que c’était un seuil qui les attendait. La distance et l’altitude faussaient la perception. Assis à l’arrière, Jean a été catapulté vers l’avant quand la pointe du canot a touché le fond, endommageant l’embarcation que Philippe avait rachetée du célèbre canoteur Martin Trahan.
Sous le soleil de la baie de Rupert
En approchant de Waskaganish, du canot, nous entendons les cris et les rires d’enfants qui jouent dans les rues. Comme eux, nous profitons de la première vraie belle journée depuis le jour 2, cependant la marée qui se retire nous oblige à déployer un dernier effort avant d’atteindre la rive.
La communauté crie de Waskaganish célèbre son 350e anniversaire. Installée en 1672 en bordure de la baie de Rupert, où se jette la rivière du même nom, la petite municipalité est reconnue historiquement comme le premier poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Des spectacles de musique et de danses traditionnelles ayant lieu durant la semaine, nous avons prévu de louer une chambre et de manger au restaurant pour ensuite sortir profiter des activités, avant de terminer la soirée dans un lit sec.
Philippe et Jean sont sur la grève depuis une bonne demi-heure à notre arrivée. Propulsé par deux forces de la nature, leur canot est rapidement disparu à l’horizon en entrant dans la baie de Rupert. Étant donné que la rivière Broadback se déverse dans ce prolongement de la gigantesque baie James, il faut compter une quinzaine de kilomètres pour rejoindre Waskaganish, sise plus au nord. On doit également s’assurer que les vents ne soient pas trop forts avant de s’aventurer sur cette étendue d’eau où on ne voit pas de l’autre côté. Nous avions par conséquent prévu les provisions nécessaires au cas où nous aurions été coincés à la sortie de la rivière. Malgré un bon vent de face, la traversée a toutefois été sans histoire.
Outre une cordelle pour commencer et le tout dernier rapide à l’embouchure de la Broadback, où nous avons dû tricoter entre de nombreuses roches, c’est un parcours très linéaire qui a constitué cette ultime journée. C’était parfait pour méditer sur l’immensité du ciel et toutes les difficultés que cette rivière nous a fait vivre durant ces dix jours.
Luc se plaisait à imaginer l’endroit où avait pu échouer l’explorateur Henry Hudson après la mutinerie de son équipage au printemps de l’année 1611. Refusant de le suivre plus loin dans sa folle quête du passage du Nord-Ouest, après avoir passé l’hiver coincés dans la glace de la baie qui un jour porterait son nom, ses hommes l’abandonnèrent à son sort dans une barque et rentrèrent en Angleterre. « On ne le revit plus jamais… Il est peut-être mort près d’ici… »
Ross, le conducteur de notre voiture, l’a stationnée près de la descente de bateau. Notre dernier portage sera le plus court ! Philippe et Jean nous donnent un coup de main, comme ils le font depuis le début. À un point que c’en est gênant.
« On a une bonne et une mauvaise nouvelle, les gars. »
« Commencez par la mauvaise », répond Luc.
« L’hôtel est plein… La bonne, c’est qu’on peut camper sur le terrain de l’Office de tourisme. »
Quelques heures plus tard, en rejoignant notre tente montée sous un énorme abri traditionnel, un mihtukaan, le ventre rempli de poutine, je repense à notre arrivée au campement la veille, alors qu’il pleuvait et que nous étions transis. Même si j’ai mal au coccyx et que mon sac de couchage est encore humide, je m’endors paisiblement, heureux d’être ici et fier de ce que nous venons d’accomplir.
EN BREF
La descente de la portion ouest de la rivière Broadback sur une distance de 140 km, de la route Billy-Diamond jusqu’à son embouchure dans la baie de Rupert.
ATTRAIT MAJEUR
Les rapides Tupatukasi au kilomètre 90.
COUP DE CŒUR
La chaleur de l’accueil des habitants de Waskaganish.