À pied de la Sibérie à l’Australie

«À ce jour, j’ai plus de 30 000 km dans les jambes. J’ai marché dans les régions les plus isolées de notre planète. Démarche philosophique, exercice de survie… pour moi, l’essentiel ne peut se vivre que près de la nature. Aujourd’hui, après 17 mois de marche en Australie et quelque 7000 km dans les Andes, depuis le Chili jusqu’au Pérou, je suis en passe de terminer l’expédition explorAsia, soit 20 000 km parcourus en solitaire dans
6 pays, que je compléterai en 2013.»
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Je me trouve en ce moment à la porte du désert, l’outback, comme on le surnomme ici, en Australie. Je progresse à la façon des aborigènes, en parcourant de longues distances à pied durant une période indéterminée, en suivant les points d’eau. On appelle ça le walkabout.

Le 20 juin 2012. Je souris, car cette date marque l’anniversaire de mon départ, deux ans auparavant, pour ce qui allait devenir ma plus longue expédition: parcourir à pied la distance qui sépare la Sibérie de l’Australie. Seule, à pied, avec ma maison sur le dos, j’allais m’adapter aux terrains, aux températures extrêmes, aux humains, mais plus encore, j’allais pousser la porte de l’inconnu, sans soutien, sans repères, avec l’intuition que le temps sera mon ami intime, et la sueur, mon alliée.

Ce matin, au camp…
Je m’éveille, les perroquets virevoltent déjà frénétiquement dans les branchages supérieurs, les parois de ma tente sont humides et bientôt le ronron de ma petite théière annonce le début de ma journée. Le bush australien frémit. Assise en tailleur devant ma tente, une tasse de thé à la main, je ne bouge plus. Un kangourou passe timidement sa tête à travers les hautes herbes jaunes…

Un hymne à la vie que ces premiers gestes du matin que j’aime tant. C’est toujours avec autant d’émerveillement que je me retrouve sur mes deux pieds aux premières heures du jour, dans un corps valide, prête pour une autre journée de marche. L’expédition explorAsia est née le jour où j’ai imaginé une ligne reliant le nord (Sibérie) et le sud (Australie). Deux ans de préparation plus tard, je commençais à marcher avec un sourire plein d’énergie, d’espoir, de fascination pour l’inconnu qui se trouvait juste là, sous mon prochain pas…

Je sirote mon thé chaud, le kangourou anxieux me jette quelques coups d’œil entre deux délicieuses bouchées d’herbe…

Et encore deux ans plus tard, j’arrivais en Australie, après avoir survécu à… la taïga et à ses moustiques, en Sibérie, aux visites nocturnes répétitives de Mongols à cheval, transpirant la vodka, en Mongolie, à une infection dentaire et à un hiver à -45 degrés qui ont emporté tous mes espoirs du moment. Des mois plus tard, le désert de Gobi me laissera enfin l’apprivoiser, après une troisième tentative.

L’harmonie de ce moment, seule au milieu du bush avec mon compagnon du matin, rend cette expérience profonde et douce.

La Chine n’a pas été «profonde et douce». Mais j’aime à penser que le panda rouge qui m’a fait une furtive visite à plus de 2500 m d’altitude par un froid glacial venait là pour me rassurer… Quelques centaines de kilomètres plus loin, en région tibétaine, les forces armées m’interpellaient. Cela mettra le point final de ma présence en Chine.

Tous les jours, au petit matin, je m’étonne de ne pas avoir été pourchassée, dérangée ou harcelée en me réveillant, ici, dans le bush australien.

Ce qui a été le cas au Laos lorsque des trafiquants de drogue ont découvert mon campement au milieu de la jungle… Des gens drogués à je ne sais quoi, avec de grands fusils automatiques, ça n’a jamais été l’idée que je me faisais des gens du coin. Je me souviens d’avoir pensé «faut que je me sorte d’ici, maintenant» au moment même où ils essayaient de soulever ma tente parce que je refusais de les suivre dans la jungle au milieu de la nuit.

J’ai compris ensuite, en Thaïlande, le sens de «donne et tu recevras».
Puis, après 13 jours passés en mer sur un cargo, je débarquais en Australie.
Tant de lutte pour la survie et tant de sueur m’ont apporté cette capacité d’apprécier l’instant. Aujourd’hui, je sens, j’entends, je renifle le moment… je le décrypte sans les mots… je me suis libérée de ma peau d’humaine si lourde. J’ai gagné ma liberté pendant que l’inconnu m’a sculptée à sa façon.

J’atteindrai mon point d’arrivée un peu plus tard que prévu, soit en mai 2013, au sud de l’Australie, «là où la terre s’arrête et où la mer commence».

Le kangourou me jette encore un dernier regard et s’éloigne en sautillant… Il me dit: «Suis-moi…»