Trek à l’extrême

Notre avion survole la cordillère arctique et sa myriade de calottes glaciaires, puis se glisse au fond du fjord Tanquary avant de venir se poser sur une piste de fortune, près du poste d’accueil du parc. C’est ici que nous amorçons notre trek de sept jours: 120 km en complète autonomie. Bienvenue au pays des contrastes, où le minéral côtoie les terres humides, les torrents tumultueux, les glaciers imposants, les joyaux floraux et une faune tout simplement inoubliable!

Nous accompagnons trois gardes de parc en mission d’inspection et de reconnaissance. Ici, pas de vrais sentiers, mais une simple route tracée naturellement par la migration des bœufs musqués, entre le fjord Tanquary et le longiligne lac Hazen, le plus grand plan d’eau au nord du cercle polaire. Sur notre parcours, nous emprunterons lits de rivières, fonds de vallées et passages de cols entre deux chaînes de montagnes multicolores.

Filant d’abord vers l’est, nous traversons un plateau, et nous voilà d’ores et déjà rattrapés par l’histoire. Le trajet nous conduit en effet à un site archéologique où on peut observer les traces laissées par des tentes ayant appartenu aux Paléoesquimaux, premiers habitants de l’île, 2500 ans avant notre ère. À mi-journée, nous attaquons la traversée d’un torrent, expérience que nous répéterons ensuite plusieurs fois par jour. La technique est simple: face au cours d’eau, nous formons un V inversé, les plus forts (comme Matthew) à l’avant pour faire dévier le courant, et les plus faibles (comme moi) à l’arrière. Matthew utilise ses bâtons pour se stabiliser. Nous nous déplaçons lentement, sans croiser les jambes. J’oublie une fois et me retrouve genou à terre. On me relève. Pantalon déchiré, rotule sanguinolente: l’apprentissage est douloureux.


Les gardes du parc en mission de reconnaissance

Nous marchons des heures sur les cailloux ou dans la poussière de roche, puis nous coupons au travers des terres humides, berceau d’une végétation luxuriante: saules nains, pavots rouges, saxifrages, champs de coton arctique. Certaines racines rampent littéralement sur la terre asséchée. Plus loin, nous piétinons d’immenses polygones de toundra, relief typique des régions nordiques. Le sol est jonché d’ossements d’animaux: ici, une patte de lièvre; là, un crâne de bœuf musqué ou une mâchoire de loup… Un petit air de désert arizonien!

Quand les animaux se pointent
Le deuxième jour, nous surprenons deux bœufs musqués près d’une rivière. «Attention, ils peuvent charger», nous prévient Sammy, un garde de parc inuit. Nous nous éloignons, mais un de ces « chameaux de l’Arctique », l’air menaçant, décide de nous suivre depuis l’autre rive. Tandis qu’il s’apprête à traverser, nous grimpons à flanc de montagne. S’amorce alors une course poursuite au ralenti: lorsqu’il monte, nous descendons; quand il passe la rivière, nous la franchissons en sens inverse. La bête ayant pris une longueur d’avance, Matthew lui fait peur en tirant un coup de feu (d’artifice) en l’air.


Territoire des bœufs musqués

Nous érigeons notre campement sur un mince plateau d’ardoise en surplomb de la rivière. C’est dans ce majestueux décor de montagnes et de vallées que nous engloutissons notre souper. Au menu: mets déshydratés, trois fois par jour. Puis, il faut se raisonner à aller dormir… sous le soleil de minuit. J’ai les pieds enflés, couverts d’ampoules, dont plusieurs finiront sous du duct tape. Au matin, mes vieilles bottes de cuir sont dures comme du roc et les enfiler est un calvaire. Au point que je préférerais marcher dans l’eau pour les assouplir et anesthésier un peu mes blessures.
À midi, nous rejoignons la rivière Very, au delta immense. Nous avançons longtemps, les pieds dans l’eau, en formation de groupe si nécessaire. Nous grimpons à dos de montagne et aboutissons dans une vaste prairie. Joli parterre couvert de fleurs, dont un curieux muguet arctique. Le lac Lewis est maintenant à portée de vue. Une longue traversée s’impose à l’embouchure de la rivière qui s’y jette. Nous zigzaguons, choisissant les zones moins profondes, montant sur des îlots de pierre. Nous atteignons finalement le rivage et longeons le lac et la rivière Lewis. Au moment où nous bifurquons vers un col, trois lièvres détalent, sautillant sur leurs pattes avant, tandis qu’un autre joue les statues. Un sentier étroit se devine dans la lande: «Une piste de caribous», nous assure Sami. À la pause du midi, un canard plongeur glisse, solitaire, sur un lac suspendu.

Les tentes sont montées sur un large plateau dénudé. Un spectacle unique nous y attend. «Un loup», lâche Matthew. Il se trouve à environ 100 m, tout blanc, fouinant le sol. Très lentement, il fait le tour du campement, nous fixe, puis file vers un promontoire rocheux, à 500 m. Nous apercevons la meute au loin: deux femelles, suivies de quatre louveteaux sortant de leur tanière. Ils n’ont pas plus de trois semaines, selon Sami. Le clou du spectacle, rarissime, sera d’observer les petits en promenade, tétant leur mère de temps à autre, pendant que les mâles s’éloignent pour chasser. Au matin, des empreintes autour des tentes nous prouveront qu’ils sont effectivement venus… à pas de loup.


Progression en rang serré dans le lit de la rivière

Certaines rivières sont infranchissables. C’est le cas de la tumultueuse Adams et plusieurs de ses bras, que nous testons sans succès. Plus loin, le courant se calme et l’eau devient moins profonde. Après la traversée, nous suivons des traces de loups dans le sable et l’argile, indiquant la voie la plus praticable. Du haut d’un col, la vue se dégage enfin en direction du lac Hazen. Il reste encore 40 km à parcourir, mais rien ne peut plus nous arriver, se dit-on…

Défi de taille
Le jour qui commence à peine sera certes le plus dangereux de tous. Lever à trois heures pour arriver tôt au pied du glacier Henrietta Nesmith, dont la base s’étend sur près de 5 km. À huit heures, nous sommes encore loin; nous devons traverser avant que le glacier ne dégèle trop. Nous fonçons, groupés, dans les bras d’eau, la boue, le sable et la pierraille. Chaque pas nous demande un effort surhumain pour lever une jambe et lutter contre l’énorme effet de succion. Les terre-pleins ne sont pas secs, mais il n’est pas question d’arrêter ni de faire demi-tour. Après une heure, je suis tellement épuisée que je songe à me laisser engloutir. Mais la seule pensée d’entraîner quelqu’un avec moi me retient. Je croque une barre de céréales et continue vaille que vaille jusqu’à ce que Bertrand crie: «C’est bon par ici!» Nous sortons de l’enfer. Sur la rive, nous nous écrasons un à un.


Campement quatre-étoiles au bord du lac

Après deux heures de repos, il faut repartir. Notre dernier campement – au bord du lac Hazen, dont une mince bande n’est pas gelée – sera idyllique. Avec nos muscles aguerris par les efforts de la veille, la marche sur sable et gravier nous paraît facile. Après 10 km, nous quittons le lac pour grimper de colline en colline, avalant rapidement nos dernières provisions et prenant à peine le temps d’admirer deux lagopèdes lovés l’un contre l’autre.
Chacun marche seul, perdu dans ses pensées. Rythmant mes pas de boiteuse, une vieille chanson scoute me revient en tête : «La meilleure façon de marcher, c’est encore la nôtre; c’est de mettre un pied devant l’autre et de recommencer.» •


L’île d’Ellesmere occupe le haut de la carte du Canada, dans l’Extrême-
Arctique. Au milieu de ce désert polaire, le parc national Quttinirpaaq («le pluséloigné» en inuktitut) s’étend sur quelque 38 000 km2 entre le 80e et le 82e parallèle, soit à plus de 4000 km de Montréal. De Resolute Bay, plaque tournante de l’Arctique, comptez quatre heures à bord d’un Twin Otter nolisé à prix d’or, avec confort minimal mais vue imprenable depuis les hublots

REPÈRES
Parc national du Canada Quttinirpaaq
Ouvert de mai à août.

867 473-2500 ou www.parcscanada.gc.ca/quttinirpaaq
Infos pratiques: cette excursion exige une bonne préparation physique (musculation, endurance) et devrait se réaliser idéalement entre la fin juin et la mi-juillet; la température varie alors entre 10 oC et 20 oC le jour, et les moustiques sont relativement peu «voraces» à cette période de l’année. L’entreprise canadienne Black Feather offre ce trek au départ de Resolute Bay.
Coût du forfait: 13 000 $ pour 15 jours.
www.blackfeather.com