L’aride Trans-Flores à la sortie du village de Moni
D’après un célèbre guide de voyage, traverser l’île de Flores à vélo, fabuleux conglomérat de volcans à l’extrémité orientale des petites îles de la Sonde, aux confins de l’archipel indonésien, serait une «épreuve d’endurance digne du Tour de France». On ajoute même que ceux qui se lancent à l’assaut de son relief de vallées en V embarqueraient régulièrement avec leurs bécanes sur des bus de brousse pour gravir les routes les plus abruptes !
Mais comme Janick et moi, on a un faible pour les montagnes et qu’on affectionne particulièrement les déplacements lents et laborieux, cet avertissement a plutôt l’effet d’un encouragement! Tout aussi invitante que la griserie de ces coups de pédales vertigineux, Flores abonde de peuples aux mœurs, habitations, traditions et langues distinctes. Et c’est justement la topographie accidentée de cette terre prodigieuse, isolant ces divers groupes ethniques les uns des autres, qui a contribué à ce foisonnement de cultures uniques ainsi qu’à leur préservation.
En fait, l’île est tellement montagneuse et raboteuse que la Trans-Flores, voie de communication terrestre née du désir d’unification nationale de la part du gouvernement de Jakarta, parcourt le double de sa distance à vol d’oiseau tant elle multiplie les virages, dénivelés et autres circonvolutions. Une des routes les plus inconfortables et panoramiques d’Indonésie, cette étroite bande goudronnée s’étire sur 700 km entre les ports de Larantuka, à l’est, et de Labuhanbajo, à l’ouest, flirtant tantôt avec le littoral de la mer de Savu, tantôt avec celui de la mer de Flores, rivages qu’elle quitte toujours avec empressement pour se hisser parmi les massifs altiers de l’île… et en redescendre aussi diligemment!
Une légende lio raconte que chaque lac toxique abrite son propre type d’esprits…
Dans les brumes de Sikka
C’est une des îles les plus arides d’Indonésie, mais la saison des pluies bat son plein quand nous nous lançons hors de Larantuka, et ce qui devrait ressembler à une végétation de savane a plutôt l’allure d’une forêt tropicale! Longeant la baie de Konga, puis contournant le volcan Lewotobi, nous moulinons sur le petit braquet, avançant plus profondément dans une jungle imprégnée d’une brume spectrale jusqu’à un col qui procure des frissons.
Tel un défilé de fantômes, des femmes et des hommes enveloppés de couvertures terracotta déambulent en bord de route, distribuant sur notre passage des sourires et des Selamat jalan! (Bonne route!). Nous entrons dans la région de Sikka et nos gentils zombies sont emmaillotés dans des fameux ikats, étoffes de fibres naturelles tissées et teintes à la main. Bien qu’on en retrouve partout en Indonésie, les ikats de Flores, surtout ceux produits dans les régences* de Sikka et de Ende, sont les plus prisés.
Nous dégringolons de notre perchoir jusqu’à la grande baie de Geliting, ouverte sur la mer de Flores, et filons vers le port de Maumere. Notre route se poursuit vers le sud, par-delà l’épine dorsale de l’île jusqu’à la mer de Savu. Pâmés devant le spectacle naturel qui se joue sur la plage de Paga, nous louons un bungalow sur pilotis avec vue sur la mer. Nous montons la tente et dormons sur le porche de la petite cabane de bambou et de pandanus, entreposant nos sacoches à l’intérieur. Au réveil, récupérant nos bagages, nous nous félicitons de cette stratégie en découvrant un serpent de 2 m embusqué sous le lit…
Une crevaison qui crée l’attraction au village de Ruteng
Les esprits de la montagne de Moni
La chaleur devient rapidement insupportable le long de la côte, mais la Trans-Flores ne perd pas de temps à retourner en terrain tempéré! C’est un parcours ensorcelant qui nous mène à la station de montagne de Moni, une des destinations les plus courues de l’île. C’est le cœur du territoire lio, autre peuple reconnu pour la qualité de ses ikats, et la porte d’entrée du parc national du volcan Kelimutu. Son étrange caldeira contient trois lacs aux couleurs
distinctes et changeantes! Une légende lio raconte que chaque lac toxique, rempli d’acide, abrite son propre type d’esprits… Lors de notre visite, on observait un brun chocolat pour les jeunes défunts, un turquoise pour les vieux et, pour les assassins et brigands, un lac d’un noir impénétrable!
De retour à Moni, nous remontons en selle pour franchir un autre col et intégrer cette fois un plateau flanqué de rizières phosphorescentes. La descente de la rivière Dutosoko, de ces terrasses chlorophylliennes jusqu’au
ressac de la mer de Savu via une gorge aux falaises karstiques hallucinantes, tient nos sens dans un état d’alerte constant… nous capotons!
Étranges traditions à Nagekeo
Revenus sur terre au port de Ende, capitale de la régence du même nom et plus grande ville de l’île, nous poursuivons sur un tronçon côtier de la Trans-Flores d’où on aperçoit déjà la silhouette symétrique du volcan Edulobo régner sur le plateau Nagekeo. Les individus de ce peuple, qui habitent des villages traditionnels disséminés autour de la bourgade de Baowae, marquent la fin des récoltes avec des rituels sanglants: sacrifices de buffles en masse et tournoi de boxe insolite, appelé etu, où les pugilistes portent des gants d’écorce et de résine, couverts de sang animal et enduits de verre cassé!
C’est la topographie accidentée de cette terre prodigieuse, isolant ces divers groupes ethniques les uns des autres, qui a contribué à ce foisonnement de cultures uniques ainsi qu’à leur préservation.
Les ancêtres des Ngada
Plus à l’ouest sur le plateau de Bajawa, on entre chez les Ngada, groupe ethnique de plus de 60 000 âmes. Ce qui frappe le plus, c’est surtout la dégaine de leurs villages, composés de chaumières alignées autour d’édifications monolithiques. Ces couples de monuments omniprésents qui se font face symbolisent les ancêtres des clans auxquels les Ngada appartiennent: ngadhu ou bhaga. Celui-là, le totem mâle, consiste en un poteau de bois sculpté d’environ 3 m et coiffé d’un toit de paille pointu qui ressemble à un parasol, tandis que celle-ci, l’entité femelle, est une réplique miniature des maisons traditionnelles. Escale au village de Bena, juché sur une crête à la base du volcan Inierie, qui émerge de la jungle tel un royaume perdu, pour aller voir les nombreuses paires de ngadhu et bhaga.
Manggarai : la fin du voyage
Dès sa sortie de Bajawa, la Trans-Flores effectue un plongeon spectaculaire vers la baie d’Aimere, pour remonter vers un petit plateau et toucher la mer de Savu à nouveau. Le tour de montagnes russes se poursuit et nous amorçons aussitôt la montée vers Ruteng, capitale de la régence de Manggarai. Il s’agit de l’ascension la plus longue et la plus soutenue de la traversée. Autant ici que pendant la descente vers la plaine de Lembar, jusqu’au port de Labuhanbajo, terme de cette folle chevauchée, des enfants surgissent de partout: maisons et écoles en bord de route se vident littéralement au passage de notre petite caravane! À l’instar de cette merveilleuse mosaïque de peuples et de paysages que nous venons de parcourir, la route n’aura jamais été aussi exubérante. •
Repères
On peut visiter l’Indonésie toute l’année, quoique la saison des pluies sévisse de novembre à mars et amène des averses quotidiennes l’après-midi.
Visa: les Canadiens peuvent obtenir un visa sur arrivée (VOA) de 30 jours en se présentant aux principaux points d’entrée du pays (25$ US). Aucun vaccin requis.
Plusieurs transporteurs aériens proposent des vols à partir de Montréal vers Bali, avec une escale nord-américaine ou européenne et une autre asiatique. On peut aussi voler entre Bali et les aéroports suivants vers Flores: Maumere, Ende, Ruteng et Labuhanbajo.
Ligne de bateaux pour une traversée des îles par la mer