Hong Kong, côté jardins zen

Hong Kong, station de métro Tsim Sha Tsui, 17 décembre, 18 h 12. Je ne suis guère encore familière avec le réseau. Dans mon égarement, je prends la direction Tsim Sha Tsui pour la station Wu Kai Sha. Me voilà à contresens des sorties de bureau en pleine heure de pointe. Minuscule bouchon de liège flottant à la dérive devant une marée humaine gris souris. De cette vague déferlante, je ne perçois que le martèlement régulier des pas sur le vinyle. Chaque individu fait partie d’un tout en marche, muet, regard fixe, animé par une obsession collective: rentrer à la maison. Devant ce tsunami humain, j’ai un mouvement de recul, consciente de la difficulté que j’aurai à le traverser. Avec mon CamelBak sur le dos et mes bottes de randonnée, je dois paraître bien incongrue dans cet alignement de corridors souterrains éclairés par la lumière crue de tubes au néon. Pourtant, dès le premier point de contact, une étrange chorégraphie s’orchestre d’elle-même, forçant les spécimens de ce gigantesque «banc de poissons» à glisser de part et d’autre de moi sans aucun ralentissement ni heurt. Le bouchon de liège que j’étais est devenu saumon du Pacifique, habité par un instinct puissant: remonter le courant vers la station Wu Kai Sha. 
 
Lantau: l’île fusionnelle
Comment croire qu’à peine une heure auparavant, je foulais le sentier Lantau sur l’île éponyme flottant à l’ouest de l’île de Hong Kong? Que je gravissais l’étroit sentier vertical et sauvage vers le mont Ling Wui Shan (490 m) et sa vue à 360 degrés sur une succession de sommets dont le point culmine à 934 m (Lantau Peak), sur le monastère Po Lin et son bouddha assis (le plus grand du genre), de même que sur ses villages éparpillés entre les plantations? Que j’apercevais, depuis le mont Ling Wui Shan, les îles Soko, direction sud-ouest? 
 
À l’instar de l’archipel de Hong Kong, Lantau cultive de solides paradoxes: la plus grande île de l’archipel est accessible par le réseau MTR (métro) et par téléphérique (station Ngong Ping), abrite l’aéroport international, un parc Disneyland, mais aussi deux parcs nationaux, Lantau South et Lantau North, traversés par des sentiers et de vieilles demeures séculaires abandonnées entre les arbres fruitiers. La nature y est omniprésente malgré les traces d’une urbanisation effrénée. L’aéroport et son intense activité (40 millions de voyageurs annuellement) ont bien exigé la construction d’immenses tours d’habitation dans les années 1990, comme on en voit partout sur l’île de Hong Kong, l’île de Kowloon ou aux New Territories (au nord). Mais l’équilibre entre nature préservée et activité humaine est maintenu par des règlements stricts que personne ici ne songerait à transgresser. Le trafic routier, par exemple, y est très contrôlé; l’usage de l’automobile est réservé aux insulaires et seulement le matin et le soir! Le vélo est de rigueur pour rejoindre les stations de métro ou d’autobus. Toutes ces restrictions ne pourraient fonctionner sans l’incroyable réseau de transports publics mis en place pour pallier l’utilisation privée de l’automobile. 
Sur l’île comme partout dans l’archipel, tout est fait pour simplifier la vie de l’usager: le terminus du téléphérique vous laisse à quelques pas des très vénérés monastères de Po Lin et de Bouddha Tian Tan, d’où un autobus vous conduit au départ des sentiers de randonnée. Dans l’ensemble de l’archipel, les transports en commun sont pensés en fonction des besoins d’une population de sept millions d’habitants dont la plupart ne possèdent aucun véhicule motorisé. Et dans une société obsédée par l’efficacité, métro, taxis identifiés selon le territoire desservi, autobus, traversiers et téléphériques s’acquittent très bien de leur colossale mission quotidienne. 
Dès la limite externe du périmètre urbanisé, place aux deux parcs nationaux et à leurs 70 km de sentiers. Dans le parc Lantau South, le sentier s’avère particulièrement sauvage, 
fréquenté en semaine par quelques vaches avachies, qu’il faut contourner pour poursuivre sa route. Du sommet du Ling Wui Shan, on redescend ensuite le long d’un chemin sinueux vers le monastère de Kwun Yam avec ses façades de porcelaine peinte, ses jardins de camélias odoriférants et son étang tapissé de nénuphars. Il règne une bienfaisante quiétude dans cette construction déserte un peu décrépite, dont l’entrée est gardée par deux griffons menaçants. L’île, appelée Holly Island, regorge de traces de sa ferveur pour Bouddha*. 
Le chemin devient très pentu avant d’atteindre Tai O, un village de pêcheurs, et ses ancestrales maisons sur pilotis. Fondé et toujours habité par les Tankas, descendants des premiers occupants de Hong Kong, le village n’a guère changé depuis des siècles, pas plus que ses activités de subsistance. On a bien intégré des excursions en bateau à moteur pour amener le touriste voir les dauphins roses, mais c’est encore la pêche qui fait vivre la plupart des villageois; partout, les étals débordent de poissons et de fruits de mer séchés. Tai O est un lieu de villégiature qui offre aux citadins un dépaysement inattendu à moins d’une heure de traversier depuis le centre-ville. 
 
Une mégapole, 23 parcs nationaux, 1000 km de sentiers
Hong Kong n’en est pas à un paradoxe près. La plus occidentale des villes chinoises remporte haut la main le record du taux d’occupation au kilomètre carré (6460 personnes), mais elle abrite, sur son territoire, 23 parcs nationaux (occupant 43 % du territoire global) créés depuis 1979 pour éviter la déforestation galopante liée à l’immigration chinoise massive. Quelque 1000 km de sentiers sont ainsi accessibles sur tout le territoire. Hong Kong, ville d’argent, ville d’affaires, d’un luxe parfois tapageur, est aussi la capitale de la misère et de la désillusion. Depuis l’effondrement boursier, les plus pauvres (la plupart du temps hommes et femmes à l’âge de la retraite mais sans retraite – le système n’existe que depuis 2000) cohabitent dans une promiscuité extrême. L’espace est une denrée rarissime dans cette ville qui abrite, aussi, les suites d’hôtels les plus extravagantes et 
affiche la valeur immobilière la plus chère du monde, à 100 000 $ le mètre carré dans le quartier de Victoria Peak. Les jeunes adultes n’ont d’autre choix que celui de demeurer longtemps chez leurs parents avant de pouvoir fonder leur propre famille… ce qui peut prendre bien des années. Comme c’est le cas pour ma jeune guide employée au bureau touristique local, Rainbow Nong, qui, à 30 ans passés, vit encore chez son père. Son emploi stable et bien payé ne lui suffit pas à s’offrir un logement.
 
Sous administration indépendante depuis sa rétrocession à la Chine en 1997, la cité navigue, selon le périmètre désigné, de l’occidentalisme des gratte-ciel et des mégahôtels à l’orientalisme des quartiers populaires et marchands, grouillant d’activité. Là, fini l’anglais! Les rues sont étampées en cantonais, et c’est avec les mains qu’il faut se faire entendre. L’architec­ture urbaine présente les traces de ce bouillon de cultures qui fusionne gratte-ciel démesurés (intégrant des notions de feng shui) et temples bouddhistes.
 

Marco Foehn me précède sur le sentier aménagé du parc Sai Kung East.
 
Parc national Sai Kung East: 
surf’in Hong Kong
Ce matin, j’ai rendez-vous avec Marco Foehn, un Suisse allemand qui vit à Hong Kong depuis plus de 30 ans et qui, après une florissante carrière dans la finance, a cofondé Walk Hong Kong, une entreprise spécialisée dans les excursions à pied sur l’ensemble du territoire de la mégapole. Lui et son associée, la Néo-Zélandaise Jackie Peers, guident les touristes sur les sentiers des parcs nationaux ou au cœur de la cité sans jamais omettre de relier l’histoire à la nature du territoire. Une méchante bonne idée, qu’ils ont manifestement été les premiers à avoir, leur entreprise étant la seule du genre à Hong Kong.
Comme c’est souvent le cas chez les expatriés, Marco sait tout de sa ville d’adoption, de ses usages, de ses manies et de ses secrets. La petite et la grande histoire, j’ai tout le temps de les entendre alors que nous prenons le métro direction Sai Wan. Du village s’échappe l’étroit sentier sinueux Long Wan, d’où on aperçoit l’immense réservoir High Island qui fournit 30 % de l’eau consommée à Hong Kong. La descente assez raide nous plante en moins de deux heures devant un décor grandiose et insoupçonné: une succession de plages de sable blanc, léchant les baies de Sai Wan et de Tai Long Wan, et parfaitement désertes hormis deux ou trois surfeurs qui profitent des derniers rouleaux de fin de saison. Ambiance décalée. Cette ville a décidément plus d’un tour dans son sac à surprises. Marco a beau venir ici presque chaque semaine en haute saison, il n’a pas épuisé sa capacité d’émerveillement: comment un paysage aussi sauvage peut-il se trouver à environ une heure de transport en commun d’une mégapole de sept millions d’habitants? 
À Hoi Fung, devant une des plages, un restaurateur local a eu la bonne idée d’installer quelques tables et une cabane où il fait frire poissons, calmars et riz aux légumes. Un pur délice que nous dégustons, arrosé de thé, les yeux braqués sur les vagues. 
En amont de la plage apparaît peu à peu le village traditionnel de Hoi Fung, ou plutôt ce qu’il en reste: des quelques maisons de briques encore debout, construites 200 ans plus tôt par les immigrants chinois Hakkas, il ne reste que des façades délavées, quelques outils de ferme, des meubles anciens sans valeur. Le village déserté est resté comme figé depuis le départ des derniers occupants dans les années 1990. Marco et moi remontons le sentier au milieu des bambous et des noyers, alors que des notes de musique, timides d’abord, s’égrènent des hauteurs. À mesure que nous en approchons, c’est la voix d’Édith Piaf qui jaillit de la chapelle de Chek Keng, construite par les missionnaires catholiques en 1867. C’est une des toutes premières à avoir été construites sur le territoire de Hong Kong. L’intérieur est pure simplicité: un petit autel en bois surplombé d’un panneau peint représentant la sainte Trinité et toujours la voix de la môme Piaf qui déchire l’espace sacré avec La vie en rose sortant d’un antique tourne-disque. Un décalage de plus. 
À la sortie du parc, il suffit de prendre un autobus pour se rendre à Sai Kung, petit village de pêcheurs d’où on pourra rejoindre le centre-ville à tout juste 5 km. À quelques pas du temple, le sidewalk, bord de mer pris d’assaut par des restaurants de poissons, est la promenade désignée des jeunes couples de professionnels sans enfant – et avec chien. Marco m’expli­que que le contexte économique incite ces jeunes gens à «adopter» un caniche ou un chihuahua, qu’ils exhibent avec une fierté de jeunes parents: en cette mi-décembre, le costume du père Noël a nettement la cote, tandis que se disputent la marinière, le complet-veston et l’ensemble safari. 
Alors que les petites familles se croisent et se jaugent du regard, un étrange commerce s’orchestre entre clients du bord de mer et embarcations flottant au-dessous, véritables poissonneries ambulantes, débordant de tout ce que la mer donne ici généreusement. Tandis que les pêcheurs apprêtent poissons et crustacés avec une étonnante dextérité, la transaction se fait à l’aide d’une épuisette dans laquelle le client dépose quelques billets de banque. Le marchand retourne la monnaie de la même façon. Au cœur du village, on aperçoit, au fond de minuscules cafés enfumés, de vieux joueurs compulsifs de mah-jong. L’un d’eux colle son index sur sa tempe et me lance: «Il faut jouer avec sa tête!» 

Les montagnes russes du parc Pat Sin Leng, 
à mi-chemin entre Hong Kong et Schenzhen.

Pat Sin Leng Country Park: 

montagnes russes
Notre dernière randonnée aura lieu dans les New Territories, au nord-est. Aujourd’hui, je suis guidée par Jackie Peers et son chum Dave, des tripeux de plein air que leur dernier voyage a conduits dans les montagnes du Pakistan. Un couple inspirant. Ils m’emmènent marcher sur un sentier du Pat Sin Leng, avec vue sur le gigantesque réservoir Plover Cove, une belle marche sur de vieilles dalles polies, disposées en escalier. Au sommet m’attend un parcours de montagnes russes striées du même sentier pierreux qui monte et descend une bonne dizaine de fois avant d’atteindre les crêtes. Jackie étire ses bras en sens opposés et me dit: «Schenzhen à gauche, Hong Kong à droite!» Et nous, minuscules atomes dérivant dans un no man’s land entre deux monstres urbanisés. Schenzhen, petit village de pêcheurs propulsé au rang de métropole financière en 1980 par simple décision politique. Deng Xiaoping veut en faire un territoire d’expansion en y encourageant l’investissement des entreprises étrangères grâce à une fiscalité plus que conciliante. Bingo pour la conciliation! Aujourd’hui, Schenzhen compte 10 millions d’habitants, un centre d’affaires qui se déploie au rythme de sa fulgurante croissance économique et une place parmi les plus importantes métropoles financières de la Chine! Cela, à 35 km à vol d’oiseau de Hong Kong avec laquelle elle entretient les meilleures relations du monde.  
Hong Kong, ville laborieuse, ville de transit, où chacun a droit à sa chance, ville du rêve occidental et du désenchantement, où la dignité dépend de la réussite, tient aussi à ses traditions, dont la marche: la promenade de santé prend parfois la dimension d’un cheminement spirituel qu’on pratique généralement au lever du soleil. La classe huppée ne dédaigne pas s’y retrouver pour admirer les points de vue, mais en gants blancs et le visage entièrement recouvert d’un filet; le bronzage est la marque des pauvres. Ici, les sentiers de randonnée livrent autant de beautés naturelles que de révélations sociales. Suffit juste de regarder, sans s’emmêler les pieds. •

Jumbo Floating Restaurant
Tant qu’à être à Hong Kong, on va…
– prendre le funiculaire (qui date de 1888) vers Victoria Peak, là où nichent les somptueuses propriétés boisées et où on a une vue spectaculaire sur la ville (www.thepeak.com.hk) ; 
– naviguer en bateau sampan dans le port d’Aberdeen, à l’ouest de l’île de Hong Kong, et visiter le plus grand restaurant flottant du monde, le Jumbo Floating Restaurant (allez plutôt savourer des dimsums dans un petit resto pour locaux, ce sera meilleur et bien moins cher) ;
– marcher sur la plage de Repulse Bay, un peu plus à l’est, et admirer les statues des dieux et bêtes légendaires;
-admirer l’incroyable collection de costumes d’opéras chinois de l’Heritage Museum (www.heritagemuseum.gov.hk) ; 
– déambuler dans le Temple market ou le Jade market pour les souvenirs, mais surtout au marché aux victuailles, plus à l’est, pour un plongeon dans l’authentique Hong Kong;
– se promener sur le sentier Dragon’s Back (6 km) à l’est de Repulse Bay, sur l’île de Hong Kong, qui débouche sur le village pittoresque de Shek O, et ses falaises battues par les vagues. On y mange d’excellents fruits de mer. 
 

Repères
-Hong Kong n’exige aucun visa touristique, à l’inverse du territoire chinois.
-L’accès aux parcs nationaux est libre et gratuit: 
www.geopark.gov.hk, en anglais. 
-Le métro MTR (Mass Transit Railway) va partout, multiples correspondances avec autobus ou traversiers pour se rendre dans les parcs: www.mtr.com.hk/eng, en anglais. 
-Walk Hong Kong propose toutes sortes de visites urbaines ou de randonnées guidées dans les parcs: 852 9187 8641 ou www.walkhongkong.com, en anglais. 
-Hébergement en hôtels mais aussi en chambres d’hôte ou en auberges de jeunesse pour budgets plus serrés. Tourisme Hong Kong: www.discoverhongkong.com, aussi en français et très complet!