L’or vert du Yukon

Cette nuit, le ciel me fait le coup des aurores boréales juste pour moi. En traînées longues, ondulantes et mouvantes. J’en ai mal à la nuque à force de lever la tête pour ne rien manquer du spectacle, calée au fond d’un van plongé dans le sommeil. Entre le parc territorial de Tombstone (2164 km2) et la ville de Dawson, j’assiste, aux premières loges, aux variations du ciel sur le thème de l’éphémère et de l’intangible. Au Yukon, les aurores boréales sont grandioses. Et sur la mythique Dempster Highway , qui pousse au-delà du cercle arctique jusqu’à Inuvik, aux Territoires du Nord-Ouest, le grandiose touche au magique. De la magie blanche sur écran noir.

Au volant, Jill Pangman tente aussi de les apercevoir à travers le pare-brise, mais elle doit vite y renoncer: cette route convie à la plus grande prudence. Depuis plus de trois heures que nous sommes partis, nous avons vu surgir de l’ombre quatre chevreuils, deux renards, un lièvre, une chouette et un nombre incalculable de tamias rayés. Même si elle vit ici depuis 30 ans, cette guide, Montréalaise d’origine, ne se lasse pas des aurores. Pas plus que de ses montagnes, les Tombstone, qu’elle connaît comme le fond de sa poche.
Et où nous venons de passer la semaine précédente à marcher.

L’habitacle du van est un halo réconfortant après ces six jours humides et froids à crapahuter sur d’instables sentiers et à s’abriter du crachin tenace sous des tentes de fortune. Et pourtant, malgré des conditions «difficiles», nous éprouvons tous, à ce moment précis, comme un regret de ce que nous venons de quitter. Au cœur de cette nuit silencieuse, nous avons tous en tête des images de sommets dentelés et parsemés de neige poudreuse, de lacs émeraude miroitants, de toundra rougie par l’automne balbutiant sur des millions de buissons de camarines. En rêve éveillé, nous imprégnons dans nos mémoires les souvenirs fugaces d’une aventure vécue à six, une progression autant humaine que sportive, pendant une petite semaine au cœur du Yukon.
Il y a à peine six jours, déjà six jours.

Dompter les éléments
Dans un fracas de moteurs, notre hélicoptère vient de quitter le plancher des vaches. Chaque fois, c’est pareil: mes neurones encaissent mal la distorsion entre espace et temps qui suit le décollage de l’appareil. Trois secondes, et c’est déjà le ciel, les hauteurs, l’altitude. Et c’est bientôt infiniment plus: les monts Tombstone se livrent tout autour, arêtes acérées sur fond d’azur, verdoyantes collines ondulantes, plaines rougeâtres se révélant de part et d’autre de l’habitacle. À la limite sud du parc s’égrènent quelques épinettes éparses, prémices d’une forêt boréale dense à laquelle nous tournons le dos, pour foncer droit devant, et à tout rompre, vers le cœur du sujet: la toundra subarctique des monts Tombstone. Humains et bagages sont largués à la va-vite, presque en plein vol, alors que l’hélicoptère poursuit déjà sa route vers Dawson dans le vrombissement ininterrompu des moteurs. Six solitudes anonymes et silencieuses parachutées sur un petit point de la carte au milieu de la toundra, bouche bée.
«On n’arrivera jamais à transporter tout ça! lance Tom pointant des yeux l’amoncellement des sacs à dos, sacs étanches, sacs de tente gisant à nos pieds.

– On va tout répartir dans nos sacs à dos!» lance Jill avec ce sourire confiant de celle qui en a vu d’autres.
À la première poignée de main que j’ai donnée à Jill, le matin même, au premier regard que j’ai échangé dans un Nice to meet you de circonstance, j’ai senti que cette femme-là méritait bien son titre de guide. Tom acquiesce. Lui aussi en a vu d’autres; cet Ontarien, qui a vécu près de 30 ans au Québec (et dont la maîtrise du français ne cesse de me surprendre), entame son deuxième trek au Yukon. Sûrement pas le dernier.
«T’as déjà monté ce genre de tente?» me demande Isabelle, lançant des regards interrogateurs sur la forme incertaine de la toile étendue à nos pieds.

Faut voir. J’examine la paroi, scrute les fourreaux, les crochets, les arceaux. Mon regard rejoint le sien. Premier rire complice, première expérience désopilante pour parvenir à monter cette tente d’expédition aussi complexe à installer qu’efficace dans la tourmente. Et pourtant Isabelle aussi en a vu d’autres. Cette Québécoise pure laine a troqué son Québec natal voilà cinq ans, pour le back country du Yukon, une cour arrière dans laquelle on marche et on skie à l’année. «Beaucoup ont laissé des carrières d’ingénieur pour vivre dans une cabane sans eau ni électricité au Yukon!» dit-elle. Monitrice dans des camps de plein air, guide de rafting sur la Rouge, puis employée à d’Aventure Écotourisme Québec, pratiquant le camping d’hiver à la moindre occasion, Isabelle a décidé un beau jour de faire le saut, pour vivre sur place, à fond, ce qu’elle avait amorcé au Québec: un rapprochement heureux avec la nature. Aujourd’hui, elle travaille à Whitehorse pour le Réseau de développement et d’employabilité du Yukon et fait la promotion du territoire auprès des visiteurs francophones, en incitant les entreprises touristiques locales à offrir un service en français.

On n’ose pas demander de l’aide à Juliette, concentrée qu’elle est sur sa posture yoga, une chandelle parfaite qu’elle exécute sans cesser de sourire. Juliette enseigne le yoga à Whitehorse et s’intéresse à des millions d’autres choses. Cette Québécoise est arrivée au Yukon voilà 13 ans et n’a plus voulu quitter cette «terre d’opportunités où tu peux tout faire: du plein air, de la radio, de la poterie, te lancer en affaires, rencontrer un chaman, t’occuper de tes chakras…» Et trouver l’âme sœur.
Le soir, dans la tente que je partage avec Isabelle, on se raconte nos plus beaux moments de plein air, on se découvre des amis (et ex-amis) communs, on se lie d’amitié dans le halo de nos lampes frontales. Nourriture, dentifrice et autres produits odoriférants sont enfermés, loin des tentes, dans de gros sacs hermétiques recouverts d’une toile. Deux précautions valent mieux qu’une. Et notre bear spray est à portée de main.

Les six doigts de la main
«Des ours… tu veux dire des grizzlis?» demande Dale, l’autre Ontarien du groupe, au petit déjeuner, entre deux gorgées de thé. Il n’a posé la question que pour briser la glace d’une préoccupation qui nous habite tous, et dont il connaît déjà la réponse: bien sûr, des grizzlis. Ces gros plantigrades qui pullulent dans l’Ouest et qu’on n’a pas le goût d’observer de trop près. «Il y a 10 000 grizzlis au Yukon, dit Jill, et pas mal dans ces montagnes.» Je calcule: 30 000 habitants au Yukon, ça fait un grizzli pour 3 Yukonnais, et combien d’ours noirs? Ah oui, c’est vrai, les ours noirs préfèrent les forêts, mais les grizzlis, eux, aiment les plaines riches en baies de toutes sortes. Je jette un regard circulaire. Pas d’arbres, ça signifie une perspective dégagée, et la chance de les voir approcher si l’un d’eux ne peut résister aux effluves de notre campement et décide de varier l’ordinaire. J’avale mon gruau; ce sera toujours ça de pris aux grizzlis!

Aujourd’hui le ciel se voile d’un couvert nuageux qui ne présage rien de bon. Mais c’est aussi jour de randonnée pour aller voir les glaciers sédimentaires d’un peu plus près. Direction: le pic Monolith, à 1900 m, un sommet de roche sédimentaire duquel on décroche une vue spectaculaire de l’autre côté sur la Tombstones Range et, plus loin, sur le Cloudy Range. Et d’où on comprend un peu mieux les explications de Jill sur la fascinante formation géologique des monts Tombstone: «Ces montagnes, sculptées à l’époque glaciaire, sont en réalité des glaciers recouverts de roche. Pendant des millions d’années, une couche sédimentaire de 5 km d’épaisseur s’y est déposée, mais laisse encore apercevoir la forme initiale des glaciers.» Il y a des millions d’années, alors que la région était totalement recouverte d’eau, des volcans souterrains se sont créés, certains émergeant presque des eaux, et ont été érodés quand l’eau s’est retirée. Des vallées glaciaires ont fini de compléter le tableau, formant les paysages tout en rondeur qu’on admire au creux des sommets.

Après nos cinq heures de montée dans le fin gravier ou sur les blocs granitiques, cette vue-là finit de souder notre groupe. Les mains se tendent, les appareils photo s’échangent, les expériences se livrent. Dale n’est pas encore complètement revenu de son récent périple au pôle Nord. Quelque chose de lui est resté sur la banquise lors de cette expédition guidée par les grands Richard Weber et Misha Malakhov en chair et en os. Nous saurons tout de cette expérience d’une vie: la beauté troublante de l’Arctique, le confort rudimentaire de ces jours passés à triompher, chaque heure, du froid et du vent, l’émotion de se sentir au bout du monde. Tout ça sans que jamais Dale ne perde de vue l’essentiel: l’émerveillement d’être là et la modestie de s’y sentir tout petit. Jill pose mille questions, lance des «ouah!» à répétition, s’enquiert des détails techniques, elle qui a sillonné la planète, de Westmount jusqu’en Amérique latine, en passant par l’Afrique et l’Asie, pour aboutir au Yukon, ce coin perdu qu’elle a reconnu comme son home dès le premier jour.
Tom raconte son attachement au Québec, son amour de la Côte-Nord, un Québec où il a vécu si longtemps «par choix, autant pour les gens que pour sa nature si belle». Isabelle y va de son attachement au Yukon, pour cette vie collée serrée dans la famille d’adoption de la communauté francophone de Whitehorse. «Quand tu es nouvel arrivant, tu es tout de suite invité à souper, à faire des activités. Le revers de la médaille, c’est que les gens vont et viennent, l’amitié est toujours en mouvance», dit-elle. Juliette abonde, évoque ses amis «heureux d’élever leurs enfants dans un lieu où la nature exulte, où tout est facile».
Mes compagnons racontent tous la même histoire: celle d’un déracinement heureux. L’histoire d’une ruée vers un or autrement plus précieux que celui qui attira, en d’autres temps, des hordes d’immigrants et d’aventuriers. Cet or-là ne fit pas que des heureux, la désillusion et la ruine furent souvent au fond du tamis. Au green rush, on s’enrichit à coup sûr.
Après cette journée exigeante sur nos tendons, Juliette nous convie à une séance d’étirement en enchaînant les postures Ashtanga. On s’exécute maladroitement en admirant sa souplesse. Notre cercle se resserre encore.

Aujourd’hui, on packe nos affaires pour migrer vers le lac Divide, d’où s’échappe la rivière North Klondike. Moment de vérité: la lourdeur de nos sacs à dos – certains sont plus lourds que d’autres! – nous arrache des soupirs suspendus dans le vide. Personne n’oserait se plaindre, mais le silence des premiers pas sur la surface glissante des gros blocs granitiques en dit long. Chacun se concentre pour maintenir l’équilibre précaire d’une marche hasardeuse rendue plus difficile encore par la charge. Et une pluie intermittente commence. On enfile l’imperméable. On enlève l’imperméable dès qu’elle semble cesser. On le renfile quelques minutes plus tard. On apprendra, à ce petit jeu, à se plier à l’inconfort de le garder sur son dos quel que soit le présage du ciel. D’intermittente, la pluie vire à l’averse. Elle ne finira qu’au dernier jour du trek.
«Tu voyages souvent pour ton travail? me demande Jill, alors que je chemine près d’elle.
– Dès que l’occasion se présente. Et je suis chanceuse: elle se présente pas mal en ce moment», que je lui réponds.
Voilà ma guide qui m’interroge sur le terrain de mes reportages. Je lui livre quelques épisodes de ma feuille de route personnelle, consciente de m’adresser à une pro de l’aventure. Je l’interroge à mon tour sur son parcours, sur sa vie à Montréal. Elle évoque son père, Harry Pangman, qui participa aux Jeux olympiques de 1932 et de 1936, et qui fonda le Marathon canadien de ski avec son ami, nul autre que Jackrabbit . Je joue dans la cour des grands. Effet de génération transitionnelle, Jill me parle de son fils, sept ans, qu’elle a emmené récemment lors d’un voyage qu’elle guidait en rafting. Elle parle de lui avec émotion. Je saisis le bonheur de me trouver avec de tels compagnons de route.

The challenging day of the trip
Cette nuit, on a installé la tente où on pouvait, sur un petit mètre carré de terrain à peu près plat, coincé entre les buissons épineux et les flaques d’eau laissées par le permafrost. La pluie n’a pas cessé de la nuit. Et les gros nuages matinaux laissent planer un doute quant à la suite du programme. Aujourd’hui, on doit faire le Glissade Pass, ainsi baptisé pour son extrême verticalité (dénivelé de 550 m), le seul passage possible pour rejoindre le lac Grizzli de l’autre côté. On prévoit huit heures de marche, peut-être plus. The challenging day of the trip, résume Jill. Pluie, pas pluie, les conditions peuvent se dégrader; demain, ça peut être pire. Au loin, on devine le col dans les nuages qui se disloquent doucement. On y va, décide Jill.

La pluie est devenue notre amie. Et nos sacs nous paraissent désormais moins lourds. Effet d’entraînement après deux jours à l’avoir sur le dos? Poids des victuailles qui diminue au fil des repas? Ça n’empêchera pas cette journée d’être marquée au fer blanc pour chacun de nous. Challenging day of the trip? Mets-en! Une vraie glissade sur de la micro-roche volcanique, à tenter de rester accroché à la paroi, y allant par moments avec les mains, les doigts, les ongles, à mi-chemin entre la marche et la grimpe. Des heures de glissade ininterrompue, trois pas en avant, un en arrière dans la poudre de roche. Et soudain le miracle. Jill fait attendre les premiers pour donner aux autres le temps d’arriver sur l’arête, en même temps. Ensemble.
Six cris de joie jaillissent à l’unisson. Des accolades, des photos souvenirs en groupe, des regards admiratifs vers l’autre côté, une autre glissade verticale en direction opposée vers un lac émeraude près duquel nous dresserons nos tentes tout à l’heure. Une heure? Peut-être deux? En fait, plus de cinq heures, mais c’est du bonbon sucré après cette grimpette. La pluie recommence? Bah! Elle cessera bien…

En fait, elle durera toute la journée du lendemain, sans interruption. Mais elle nous donnera l’occasion de flâner un jour entier sous la toile fixée à l’aide de nos bâtons de randonnée. Et de nous raconter d’autres histoires devant un énième milo (chocolat protéiné) avec vue imprenable sur le lac Grizzli et le col Grizzli au-dessus. Chacun de nous se compose une journée. Jill sort son papier à dessin et ses pastels. Dale écoute Sarah McLachlan sur son baladeur. Tom traque les oiseaux avec ses jumelles. Isabelle explore les maintes possibilités de la caméra numérique qu’elle vient d’acheter. Juliette enchaîne les postures. Moi, je gribouille dans mon carnet de notes.
Le lendemain, nous retournerons à la civilisation, à nos vies écarquillées entre nos besoins d’aventure et les impératifs du quotidien. Avant ça, une longue marche à travers Grizzli Creek, le long des sommets successifs de la montagne Angle Stone, nous offrira une vue grandiose de la vallée, avant que nous n’apercevions les premiers arbres, pruches et épinettes, présageant l’arrivée au camping du parc (Tombstone Campground).
Mais pour l’heure, sous la toile, le soir venu, Jill fait encore des miracles gastronomiques avec trois fois rien. Des galettes de purée de pommes de terre en flocons mélangée à du saumon en boîte, et frites sur la poêle avec du fromage. En dessert, des camarines glanées aux abords du lac et agrémentées de pommes déshydratées et de crème fouettée (en boîte). Et pour couronner le tout: une flasque de scotch, qu’on se partagera comme des frères pour consacrer la semaine. Un cinq étoiles sous les étoiles.

Repères
Pour toute information sur le parc territorial de Tombstone: 867 667-5648, yuko[email protected] ou www.environmentyukon.gov.yk.ca⁄parks
Pour toute information sur les forfaits offerts dans les Tombstones par Jill Pangman: Sila Sojourns, 867 633-8453, [email protected] ou www.silasojourns.com
Wilderness Tourism Association (Association des activités touristiques en milieu sauvage au Yukon): 867 668-3369, [email protected] ou www.yukonwild.com
RDEE Yukon (Réseau de développement et d’employabilité du Yukon): [email protected] ou www.rdee-yukon.ca
Tourisme Yukon: 867 668-2663, poste 234, ou www.tourismeyukon.com
Département du tourisme et de la culture: 1 800 661-0494 ou www.touryukon.com