La Dominique


­Fond Saint-Jean, petit village de pêcheurs au sud-ouest de l’île.

«Tu vois ce sentier encaissé entre ces murets de pierres? Ce sont des esclaves qui l’ont aménagé: non seulement ils se sont tués à la tâche pour le construire, mais ils se sont aussi éreintés à l’emprunter tous les jours, pour transporter vers le village tout ce que la terre produisait en montagne», raconte Matthew, fils de la Dominique, arrière-petit-fils d’esclave et guide patenté.

En ce radieux jour de mars, je viens de quitter la petite bourgade de Scott’s Head, dans le sud de l’île, pour un avant-goût du futur sentier transnational de 184 km, la Waitukubuli National Trail (WNT), qui zigzaguera au gré de certains des plus beaux attraits dominiquais. «En fait, le sentier existe déjà, mais certaines parties nécessitent encore un peu d’aménagement et de signalisation», précise Matthew.

Intégrée à des portions de sentiers déjà tracés – comme ceux qu’empruntaient les esclaves ou les marrons, ces fugitifs en quête de liberté –, la WNT, notamment parrainée par l’Union européenne, vise plusieurs objectifs.

D’abord, mettre en valeur la beauté de la Dominique en donnant aisément accès à l’essentiel de ses plus beaux atours. Ensuite, faire réaliser aux Dominiquais la richesse qu’ils côtoient au quotidien et qu’ils ont tendance à oublier. «Avant de travailler en tourisme, je ne m’intéressais pas à la nature, m’expliquait la veille Jenner Robinson, qui exploite une petite entreprise de tourisme locale. Comme la plupart de mes compatriotes, je la tenais pour acquise; mais maintenant, j’adore la rando en forêt.»

Enfin, c’est notamment pour «mettre la Dominique sur la carte» qu’on a créé la WNT. Car peu de voyageurs connaissent cette île, la mieux préservée, la plus intacte, la plus authentique des Antilles.


Pause lunch au Boiling Lake pour mon guide Aldrin Magloire et un de ses amis, guide lui aussi.

Les Caraïbes version distincte
Souvent confondue avec la République dominicaine, la Dominique est située entre la Martinique et la Guadeloupe, si proches qu’on les aperçoit fort bien depuis ses deux extrémités. Tour à tour colonie française puis britannique, elle a retenu de la première la religion, des noms de lieux colorés (Vieille Case, Délices, Massacre, Paix Bouche, L’Escalier Tête Chien…) ainsi que beaucoup de vocabulaire intégré au créole.

De la seconde, elle conserve la conduite à gauche de même qu’un certain flegme chez sa population, par ailleurs très influencée par la culture rasta: les Dominiquais ont le Ya man! et le Irie!  faciles. Sans compter tout le reste.

«Tu vois ce que je vois?» interroge Matthew. Aux abords d’une clairière, le long du sentier, un homme courbé, torse nu, est en train d’ahaner ferme sur le sol avec sa binette. «Je n’en reviens pas, il fait pousser du ganja presque au vu et au su de tous!» s’étonne Matthew. Pour moi, c’est bon signe: si un Dominiquais cultive tranquillement son petit lot de tabac qui fait rire, c’est dire que l’endroit n’est pas trop fréquenté…

Majoritairement couverte de forêts, de jungles et de terres arables, la Dominique forme le plus vaste jardin des Caraïbes: elle approvisionne bon nombre de ses voisins en fruits, légumes et café, souvent avec des produits bios, une obsession nationale: «You eat what you grow and you grow what you eat», dit-on partout ici.

Il est d’ailleurs assez étonnant de constater qu’hormis quelques PFK, un ou deux Subway et une poignée de Pizza Hut, aucune grande chaîne de restauration états-unienne n’a pignon sur l’île. Pas plus que les grandes entreprises comme Hertz, Avis et consorts, ou les bannières hôtelières occidentales implantées dans le plus reculé des pays du globe.

Comment est-ce possible, avec une telle proximité des États-Unis? «Le soleil et les plages sont les deux marques de commerce des Caraïbes, et les secondes manquent passablement, en Dominique», m’expliquera plus tard Samuel Raphael, propriétaire du Jungle Beach Resort. Ajoutez à cela de mauvaises liaisons aériennes et vous obtenez une excellente recette prémunissant une île du tourisme de masse.


Plusieurs des rares plages de la Dominique sont couvertes de sable noir, comme ici, à Bout Sable Beach.

En route pour la forêt humide
Le lendemain, je troque la forêt sèche du segment 1 contre la forêt humide du tronçon qui s’étire entre Wotten Waven et Pont Cassé, alias le segment 4. «Tu vois comme la forêt est plus dense, plus riche, plus odoriférante ici? Et que d’oiseaux elle abrite!» s’extasie Matthew.

Qu’on enjambe le tsunami de racines des bwa mang – une sorte de palétuvier – ou qu’on traverse une futaie de gommiers – gigantesques arbres de la famille des eucalyptus –, il ne se passe pas trois minutes sans qu’on entende bruissement d’ailes ou piaillements.

Par endroits, c’est même la cacophonie avifaunique généralisée, et Matthew ne cesse de s’arrêter pour sortir son guide d’observation. «T’as vu ce colibri? Et là, regarde-moi ce tyran janeau, et ce jaco», dit-il en pointant une amazone à cou rouge. Mais d’amazone impériale (ou sisserou), point de trace: l’oiseau emblématique du pays – une rarissime variété de perroquet endémique – est en voie d’extinction et préfère les hauteurs du Morne Diablotin et autres montagnes élevées. Pour moi, rien n’égalera cependant le chant apaisant du siffleur montagne, qui ressemble un peu à celui de notre Frédéric, mais en version tropicale.

En chemin, lorsque s’ouvrent les rideaux de la forêt, on voit surgir tantôt le Morne Nichols, tantôt le Morne Trois Pitons (1342 m), situé au cœur du parc national du même nom et qui figure sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

Même si on peut se contenter de suivre le sentier transnational, très bien balisé, on peut également se permettre quelque incartade, par endroits. Car bien qu’ils ne fassent pas, à proprement parler, partie intégrante de la WNT, d’autres sentiers s’y greffent et donnent lieu à autant de randonnées enlevantes, comme celle qui mène à Sulphur Springs (d’agréables sources chaudes où il fait bon faire trempette), Freshwater Lake (vaste lac de montagne), Middleham Falls (la Dominique compte 30 chutes), et surtout, Boiling Lake.

Vous avez dit forêt pluviale?
«Dis-moi, Aldrin, est-ce qu’il pleut souvent comme ça, ici?» demandai-je à mon nouveau guide, après une heure de marche sous de fraîches ondées. Mais Aldrin ne répond pas. Trop occupé à grimper les marches en bois de fougère – un bois naturellement strié qui nous empêche de déraper dans les nombreuses montées et descentes abruptes –, il poursuit son chemin, dépasse deux randonneurs munis de parapluies, évite les flaques (dans «flaque», il y a «lac»), traverse deux ou trois fois une rivière à gué – il y en a 365 en Dominique, une par jour! –, et moi, je suis totalement ravi par le décor naturel, même si le niveau d’eau monte dans mes bottes.


Les vapeurs du Boiling Lake, le deuxième plus grand lac bouillant au monde.

Après le passage le plus élevé de ce sentier, la pluie cesse et la brume se lève. «En fait, ce sont les fumerolles de la vallée de la Désolation que tu aperçois», explique Aldrin. Même si elle porte bien son nom, cette vallée a tout pour réjouir le fana de volcans en moi: une grande clairière en cuvette qui transpire de toutes parts ses émanations nauséabondes, mais aussi des dépôts jaunâtres, blanc d’albâtre et gris acier, autant de traces prouvant l’intense activité volcanique qui prévaut sous nos pieds.

 «Tu veux un œuf dur?» m’offre un guide, qui vient d’en faire cuire quelques-uns dans la cocotte naturelle d’une source glougloutant d’eau bouillante, pour les deux clients brits qu’il accompagne. La coquille est toute noircie par le fer et les minéraux présents dans l’eau, signe annonciateur que nous approchons du fameux Boiling Lake. Une trentaine de minutes plus tard, après de colorés passages où se déclinent toutes les teintes volcaniques de la Terre, nous arrivons enfin au deuxième plus grand lac bouillant au monde.

«Est-il nécessaire de te préciser de ne pas piquer une tête ici?» blague Aldrin alors que jaillissent d’immenses bouillons hors de ce lac de cratère, pareil à une immense casserole oubliée sur un poêle allumé. «La dernière fois que quelqu’un s’y est frotté – par accident, il va de soi –, il a dû être évacué par hélicoptère, dit Aldrin. Et ce n’était pas beau à voir: il était brûlé au troisième degré sur la moitié de son corps.» Attisées par le feu constant d’une chambre souterraine de magma, les eaux du Boiling Lake atteignent, en leur centre, pas moins de 120  C…

Les derniers des Karibs
Le lendemain, cap sur le segment 7, dans le nord-est de l’île. Ici, la WNT traverse le Carib Territory, une réserve amérindienne de 1530 hectares instaurée en 1903 par le premier administrateur colonial de l’île. Aujourd’hui, elle est gérée en communauté par un conseil et demeure majoritairement inhabitée et couverte de forêts en partie côtières.

C’est là que vivent la plupart des Kalinagos, descendants directs des Karibs, ce peuple jadis cannibale qui était présent dans toutes les îles caraïbes, avant l’arrivée des Européens. S’il est généralement admis qu’on trouve encore quelques descendants des Karibs ailleurs dans les Antilles (comme à Trinité-et-Tobago, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, voire dans le nord de l’Amérique du Sud), c’est en Dominique que la population est la plus grande, et ses représentants, les moins métissés.

Aujourd’hui, on dénombre environ 3000 Kalinagos, mais l’avenir ne semble pas très prometteur pour la survie de leur culture. D’abord, ils sont de plus en plus assimilés; ensuite, rares sont les familles qui maintiennent leurs traditions à la maison; enfin, aucun programme scolaire n’intègre de cours de langue kalinago. La dernière personne qui la parlait couramment est d’ailleurs décédée dans les années 1920, et autrefois, avant l’indépendance de 1978, les Britanniques punissaient ceux qui osaient en balbutier un mot. Ne reste plus que la danse, la musique, l’artisanat, la «gastronomie» et… un village modèle, le Kalinago Barana Autê («le village culturel en bord de mer»), qui vous initie au mode de vie traditionnel des Karibs, avant l’arrivée de Colomb.

De l’avis du directeur du village, Kevin Dangleben, la culture kalinago serait en train de gagner en intérêt, notamment grâce à la prise de conscience qu’entraîne la visite, par les Dominiquais, de ce centre historique et culturel. «On a même rectifié le contenu des cours, à l’école, pour souligner que Colomb n’a jamais découvert l’Amérique !» dit-il. Une belle façon de tenir tête à l’histoire des puissants, à l’image des robustes Karibs de Waitukubuli – «la Dominique», en langue kalinago – qui ont su mieux que tout autre peuple résister à l’envahisseur, pendant plus de deux siècles, à l’époque.

Sans doute les Dominiquais s’en inspireront-ils pour repousser les hordes de visiteurs qui se presseront peut-être en trop grand nombre dans leur île, quand ils découvriront à quel point elle est unique. On peut le croire: après tout, la devise de la Dominique n’est-elle pas Après Bondie, C’est La Ter – après le bon Dieu, rien d’autre ne compte plus, pour un Dominiquais, que sa terre. •

La capitale mondiale du cachalot
Dans les Caraïbes, aucun autre endroit ne peut rivaliser avec la Dominique pour l’observation des baleines. D’abord, les eaux très profondes entourant l’île forment un excellent garde-manger pour les grands cétacés, à commencer par les cachalots : en fait, c’est le seul endroit dans le monde où ceux-ci vivent à l’année. Ensuite, à peine une poignée d’entreprises proposent des excursions aux baleines, ce qui rend l’expérience d’autant plus agréable – et écoresponsable – qu’on est plus souvent qu’autrement seul à observer une baleine. En fait, on court même la chance d’en voir plusieurs, surtout de novembre à juin. Outre les cachalots, les eaux dominiquaises sont fréquentées par 6 autres espèces de baleines et 11 sortes de dauphins, dont les baleines pygmées et les globicéphales.
Info: www.anchoragehotel.dm

Repères
– Pour organiser des périples de toutes sortes, des transferts, des tours guidés de l’île, ou pour louer une voiture : Jenner Robinson, [email protected] ou 767 276 4659
-Randonnée au Boiling Lake: Aldrin Magloire, [email protected]
-Pour du canyonisme et autres aventures éclatées (et déguster du chocolat maison): www.extremedominica.com
-Pour explorer l’Indian River et son décor tarabiscoté qui a servi au tournage du film Pirates des Caraïbes : un très rigolo guide en canot, James «Bond» Henry, 767 617-6996
-Info sur la destination: www.discoverdominica.com (aussi en français), www.kalinagobaranaaute.com

À lire
Les livres Rough Guides (cn.dk.com) et Lonely Planet (www.lonelyplanet.com) sur les Caraïbes consacrent tous deux une section sur la Dominique, mais le meilleur choix demeure le Bradt Dominica (www.bradt-travelguides.com), vraiment complet et rédigé par un Britannique qui a pris femme et pays, il y a plusieurs années, en Dominique.