Patagonie
«C’est l’aventure, tu sais, on sait pas trop ce qu’on va trouver… on part légers, peu d’équipement, et on fait simple question bouffe, ça te va? m’avait demandé, deux jours avant l’expédition, Richard Carrier, l’instigateur du projet et guide de raft.
– «Tu rigoles? Moi, si j’ai pas mon sèche-cheveux pis ma truite Thermidor pour le souper, je débarque!
– …?»
Le projet, c’était une descente de reconnaissance de quelques jours sur la rivière El Puelo, dans la vallée du même nom, au cœur de la Patagonie chilienne. La cerise, c’est que Richard, le propriétaire de Ko’Kayak, une entreprise d’excursions en raft et kayak, avait entendu dire que la rivière était jalonnée de rapides et qu’aucune embarcation non motorisée ne l’avait à ce jour empruntée. Certains prétendaient même qu’elle était infranchissable…
Je la sentais plutôt bien, cette petite balade en terre inconnue. La veille, j’avais fait les emplettes pour l’expédition au supermarché de Puerto Varas, et fait connaissance avec Pierre Pascal, un jeune photojournaliste français en séjour prolongé au Chili, et qui devait être des nôtres sur la rivière. Le genre porteur de valises, à cloche-pied entre Santiago, Puerto Varas et… Montréal – surtout l’été. Enfin, Jorge, alias «Patagon», un jeune guide ainsi baptisé parce qu’il vient de Palena, un village du sud de la Patagonie, devait compléter l’équipe.
La veille du départ, chez Richard, au-dessus de la table de la salle à manger convertie en quartier général, on avait déplié de vieilles cartes d’état-major, aussi vagues que des plans lunaires, pour suivre du doigt le tracé sinueux du río Puelo. De vagues indications donnaient une idée du dénivelé impressionnant des montagnes qui enveloppaient la rivière mais, en ce mois de février estival (hémisphère sud oblige), rien sur son débit. Mystère. De quoi donner l’envie d’aller la voir de plus près… Les choses s’annonçaient donc bien, même pour ce qui est de la température, une notion très relative et sujette à de violents changements en ces terres australes.
On s’enfonce au cœur du sujet
4 h du mat. Réveil dans la noirceur. J’ingurgite un café noir à la vitesse de l’éclair. D’une des fenêtres du vaste Bed & Breakfast Casa’Ko de Richard, à Ensenada, j’aperçois l’imposante silhouette du volcan Osorno (2650 m), un cône parfait dont on distingue rarement l’extrémité laiteuse, cernée qu’elle est la plupart du temps par d’épais nuages d’altitude. Dans sa direction opposée, le volcan Calbuco semble lui faire écho. Au pied de l’Osorno, l’immense lac Llanquihue («lieu secret» en langue mapuche ) complète le cliché: la région 10 de la Patagonie chilienne se distingue par deux attraits qu’on ne peut pas rater, même de loin: ses lacs et ses volcans.
Ça dort ferme dans l’auto qui nous conduit vers la vallée Puelo, au sud-est de Puerto Varas, six heures de sommeil réparateur dans une auto pleine à craquer de sacs étanches, de barils, de pagaies et d’un raft plié tel un mouchoir de poche dans son étui. Nous quittons vite la Carretera Austral, la route mythique qui file tout droit vers le sud, une fierté du pays réalisée pendant les sombres années d’Augusto Pinochet.
À mesure que nous approchons du lac Tagua-Tagua, d’où part un petit traversier, le matin se lève sur une journée sans nuages, à quelques kilomètres seulement de la frontière argentine. Au cœur du fjord de Reloncaví (le premier de la longue succession de fjords patagoniens), nous apercevons le río Puelo par intervalle, à la faveur d’éclaircies végétales, et nous suivons, en sens inverse et par voie de terre, une petite partie du parcours que nous mettrons des jours à franchir en raft. Mais la section du canyon – et du rapide El Porton («le portail») du río Puelo –, qui s’étire sur plusieurs kilomètres, reste obstinément fermée, à l’abri des regards.
Cascaral est le dernier petit village avant l’inconnu; après, la civilisation se résumera à quelques fermes éparses jusqu’à la frontière. Halte au poste de police pour signaler notre projet d’expédition – et nous assurer que des recherches, même sommaires, seront lancées si nous ne sommes pas revenus le jour dit: «N’y allez pas, vous allez tous mourir noyés!» nous enjoint un porteur de casquette officielle, qui n’a jamais vu un raft, ni de près ni de loin, et ignore tout de ses aptitudes en eau vive. Richard explique, rassure, tempère – dans la langue de Cervantès.
«Avez-vous l’autorisation écrite?» poursuit le fonctionnaire en charge, tatillon. Je m’interroge en silence… À qui donc demander cette autorisation? Richard parlemente, argumente, fait tout à la fois: les questions et les réponses.
«Avez-vous vos passeports?» tente enfin le carabinier, à court d’arguments. Mon passeport? Évidemment, je n’ai pas pris le risque de l’apporter sur la rivière… Il faudra une bonne heure de négociations en bonne et due forme avant de voir le gardien de la paix inscrire nos noms-nationalités-âges-professions sur un registre poussiéreux.
«Les Chiliens sont très procéduriers», résume Richard.
Nous ne mettrons notre raft à l’eau que plusieurs heures plus tard, à la sortie d’un canyon dont les flancs boisés descendent en pente douce vers une eau turquoise. Au loin, un pêcheur à la mouche lance sa ligne en circonvolutions subaquatiques avant d’immerger le leurre devant le «nez» des énormes truites arc-en-ciel qui peuplent la rivière. La Patagonie est un des sanctuaires de la pêche à la mouche; on vient de partout pour tâter de la truite ou du saumon.
Rien de très ambitieux pour clore cette journée en beauté: trouver un spot sur la berge, assez plat pour y planter une tente et, si possible, orienté à l’Est pour un réveil dans la lumière du matin. Tout le reste est déjà là: les sommets alentour sont à couper le souffle, la rivière est froide, mais limpide et poissonneuse, la chaleur n’est pas étouffante, rien qui ne vous virevolte autour pour vous piquer, la compagnie est bonne et la perspective d’un riz aux champignons sous les étoiles – même s’il est en sachet – s’annonce comme un festin.
«Il paraît que Butch Cassidy et le Kid se sont cachés ici même pour fuir la justice», m’explique Richard à la lueur de notre feu de bois. Ils auraient construit une maison, vers 1907, pour y couler des jours paisibles, à l’abri des représailles. Mais Martin Sheffields, un shérif obstiné – dont l’histoire n’a guère retenu le nom – les aurait filés jusqu’aux confins australs et les aurait retracés sous les patronymes plus vrais que nature de don Pedro et don Jose. Ensuite, les voleurs en cavale auraient replongé dans le vol à main armée, avant de s’enfoncer plus au sud, vers la Terre de Feu, où ils sont morts oubliés de tous.
Où se sentir, en effet, plus anonyme que dans ce coin reclus du monde, dans cette antichambre du pôle, dont l’environnement devient plus austère à mesure qu’on progresse vers le sud? Si j’avais dû fuir la police, il me semble que j’aurais moi aussi pensé à la Patagonie. Ici, nous n’en sommes, pour ainsi dire, qu’à l’entrée, où commence la longue procession des fjords. Mais cap au sud, c’est la grande noirceur, la glace, l’eau froide et l’intrigant peuple des Tehuelches, qui déclina sous l’occupation espagnole jusqu’à sa disparition finale. À la faible lueur du foyer qui s’éteint peu à peu, voilà que je vogue en rêve vers ce territoire qui s’effiloche, où tout semble s’achever avec la même lenteur: le continent, comme les destinées.
On se prépare à affronter les remous
La tête à peine extraite de ma tente, j’en prends plein la vue: quelques traînées nuageuses matinales s’attardent autour des sommets environnants et, en se disloquant, dévoilent des crêtes verticales enneigées. À proximité, on devine l’ombre imposante du volcan Yates (2111 m) au-dessus du fjord. Pour l’instant, la rivière elle-même est enveloppée de brume, mais on sent bien que la journée sera claire. Et chaude.
Ce matin, nous avons rendez-vous avec le fameux canyon dont le Porton ouvre la voie; nous sommes en quelque sorte venus pour ça. Nous laissera-t-il surfer sur sa houle ronde ou nous imposera-t-il une fin de non-recevoir? Bien sûr, le portage fait partie des plans. À une centaine de mètres de distance, le Porton a tout l’air d’un bon petit rapide de classe 3, aisément franchissable en raft. Mais après? Que nous réserve le canyon?
«On va demander l’avis des paysans qui vivent sur les berges, la plupart y sont probablement nés», tranche Richard, prudent. Une heure de marche nous conduit dans une superbe clairière où vit une petite famille à l’ombre de gigantesques peupliers centenaires. Autour de la cabane, j’aperçois toutes les sources bienfaitrices de leur survie: coqs et poules, trois porcs, un âne, deux vaches, des arbres fruitiers, un potager et, même, une ruche. L’arche de Noé doublée du paradis terrestre. «¿Buenos dias, que tal.» On sert la chicha, une délicieuse version locale du cidre.
«N’y allez pas, vous allez tous mourir noyés!» nous prédit sans ambages le père de famille sitôt informé de notre projet. Pendant les palabres qui s’ensuivent, je sens la mère et la fille lancer des regards dérobés sur nos accoutrements (nous portons encore nos wet-suit et nos chaussons de néoprène) qui jurent dans tant de simplicité. Si dépaysante soit-elle, cette rencontre n’a pas donné grand-chose question informations sur les rapides du Puelo. Mais nous apprenons qu’une autre famille vit dans une ferme à faible distance. «On y va», intime le chef d’expédition.
«N’y allez pas, vous allez tous mourir noyés! reprennent en écho le fermier et son ouvrier agricole, que nous interrompons en train de réparer une grange. L’année dernière, un Argentin est mort dans les rapides!» L’année dernière… ou peut-être celle d’avant, il y a 10 ans… allez savoir… Il semble courir pas mal de sombres prédications sur le dos de ce canyon… À défaut de recueillir des informations techniques sur El Puelo, nous aurons au moins appris une chose: les paysans qui vivent depuis toujours sur ses berges n’ont manifestement jamais poussé la curiosité jusqu’à aller voir les rapides de près. Quant à les franchir, ceux-ci semblent bien trop sages pour se lancer dans pareille expédition; mieux vaut laisser ça aux gringos que nous sommes…
Il faudra donc naviguer à vue, de rapides en rapides, s’arrêter devant chaque section et arpenter les berges à pied pour négocier chaque passage. Tandis que Richard et Patagon échangent leurs points de vue sur la meilleure façon de placer le raft dans les remous, je saisis l’instant à grandes brassées – et Pierre l’éternise sur son kodak: les flancs du canyon sont tapissés d’une épaisse végétation de coigues (le plus haut arbre du Chili qui peut atteindre 50 mètres), d’alerces (ou cèdres de la Cordillère dont on a longtemps fait des maisons, et qui est une espèce protégée désormais), d’ulmos (arbres à grosses fleurs blanches odoriférantes) d’où s’échappent fio-fio, petit oiseau siffleur, et faucons chimango.
Au milieu de cette végétation luxuriante, le Puelo bouillonne à plein régime, nourri aux 4000 mm de pluies annuelles qui arrosent la région. Le paradis de l’eau vive, la rivière Futalefu, fort connue des kayakistes nord-américains, n’est pas très loin à vol d’oiseau. Au loin, la chaîne de montagnes enneigées trace une ligne sinueuse dans le bleu azur du ciel. Le paysage est d’une stupéfiante beauté. Presque trop beau pour être vrai. Je me laisse inonder du bonheur de me trouver au cœur du «paradis vert» qu’évoquait Darwin en parlant de cette région de la Patagonie.
On prend une douche solide
De l’«après-Porton», on ignore tout ou à peu près, si ce n’est que cette section de rapides est la première d’une longue série, et qu’il faudra emprunter cette voie chaotique avec l’humilité convenant aux routes de hasard. S’arrêter, aller voir, réfléchir, synchroniser la manœuvre à bord et s’arrêter à nouveau. École de patience, la rivière inconnue impose de s’y sentir petit. Tout petit.
À bord, tout est attaché: barils, sacs étanches, boîtes hermétiques. Nous révisons les procédures en cas de dessalage. De la berge, ce rapide semblait pourtant modeste… À quelques pieds du bouillon, sa fureur nous brasse la cage sans ménagement. J’attends les directives de Patagon, à la barre. Je lève la pagaie, l’empoigne d’une main de fer, l’une sur le manche, l’autre le long du bâton, assise sur le bord du bateau pneumatique, le tronc en avant, prête à enfouir la pale dans l’écume. À l’aide de ses deux longues pagaies, Patagon place le raft dans la section de rapides; en avant, en arrière, nous pagayons tels des galériens soumis à ses ordres, donnant à ses manœuvres une force redoublée dans le bouillon d’écume. Ça brasse, mais ça passe. À la sortie de la première section, équipage, armes et bagages ont pris une solide douche d’eau fraîche des montagnes. Mais l’excitation et l’adrénaline n’ont pas leurs pareilles pour réchauffer le cœur – et le métabolisme. Dès les derniers remous franchis, nous stoppons le bateau et l’amarrons fermement pour aller parcourir à pied la distance à venir sur l’eau.
Je suivrai ainsi mes guides une demi-douzaine de fois dans ces allers-retours de repérage, je les verrai se percher au sommet de gros blocs échoués sur le rivage, tels des matelots de caravelle scrutant l’horizon pour y trouver une île. Au bout de plusieurs heures de brasse-camarade, la rivière ne sera plus qu’une onde calme et limpide, toujours turquoise au fond de ce canyon. Là, nous lancerons une ligne à l’eau, presque sans y croire, nous ferons sécher nos effets sous la brise, nous nous laisserons dériver en douceur avant d’accoster sur une rive sauvage. Nous la trouverons, cette «île aux épices» que Magellan chercha aux confins de l’Amérique, menant son navire toujours plus au sud pour trouver un passage vers le Pacifique. Nous aurons, au chaud et au sec, une pensée reconnaissante pour cet explorateur qui franchit un dédale de fjords, de récifs et de falaises dans un des lieux les plus inhospitaliers qui soient: le sud de la Patagonie. Lui qui finit par laisser son nom au détroit en 1521 – et sa vie sous la flèche d’Indiens rebelles au projet d’évangélisation du royaume portugais.
Quant à nous, nous ne sommes pas morts noyés dans les flots fracassants du Puelo. Ni moi ni mes camarades de fortune – Dieu merci. Notre aventure fut comme un rêve éveillé au beau milieu d’un décor si grandiose qu’on ose à peine y croire.
Une frustration demeure cependant: où est donc ma truite Thermidor?
Repères
Ko’Kayak propose différents produits de rafting et de kayak, notamment des sorties sur la rivière Petrohué, une succession de beaux rapides de classe 3 cernés de volcans. En prime: vous êtes seuls sur la rivière. Des sorties en kayak de mer sont aussi au programme sur le Todos Los Santos, un superbe lac situé dans le tout premier parc national créé au pays: le parc national Vicente Pérez Rosales. La rivière qui s’en échappe, le río Petrohué, abrite de superbes chutes qu’on peut admirer – ou défier en kayak. D’autres forfaits plus longs (comme celui sur le río Puelo) sont également au programme et peuvent s’ajuster à vos envies et aptitudes. Ko’Kayak: Ruta 225, à Ensenada. Info: 02-5848171 ou www.kokayak.com.
Lors d’un séjour dans la région, il ne faut pas passer à côté d’une petite séance de pêche à la mouche, surtout avec Rene Yefi, figure locale et un sacré pêcheur qui a guidé les plus grands de ce monde avec générosité et humour ([email protected]). On peut aussi faire du trekking sur les flancs de l’Osorno ou de la longue randonnée dans différents parcs nationaux. Corporación Nacional Forestal (l’équivalent de la Sépaq au Chili): www.conaf.cl. En logeant dans une des cinq chambres du B&B Casa’Ko, à Ensenada, on peut organiser un forfait plein air et hébergement. Info: www.kokayak.com/casa (on y parle le français).